Abel rentra à la tombée de la nuit. Il parut ne pas remarquer lui non plus les prouesses d’ordre et de propreté que Joseph avait accomplies pendant son absence ; au-dessus de la ferme, dans une excavation au milieu des rochers, les détritus achevaient de brûler et avec l’humidité du soir, la fumée commençait à blanchir.
Il mangea sa soupe à peine arrivé et s’alla coucher aussitôt ; il avait bien essayé, en entrant, de sonder d’un long regard d’herbivore le visage de son frère, pour y lire en clair l’exposé de la situation, mais celui-ci, exaspéré que ce rustaud n’ait même pas eu ; un regard pour tout ce qu’il avait fait en si peu de temps, avait conservé un visage de marbre.
Le lendemain matin, Joseph se réveilla très tôt, un peu moulu mais satisfait de lui ; l’aube bleue suintait à la fenêtre. Il entrebâilla les volets, reçut au visage la fraîcheur délicieuse de la verdure apprivoisée par des émanations fermières que son nez déshabitué captait avec une sensibilité accrue. Celle qui dominait surtout était l’odeur du foin ; on aurait dit qu’elle lui restituait la profondeur disparue et illimitée des prairies où il avait séché. Outre cette sensation subtile et la bouffée d’espoir violent qui l’accompagnait il éprouvait un sentiment diffus, bizarre, hésitant si c’était une présence dans l’air ou une absence impalpables qui rendaient celui-ci plus neuf, plus lumineux, plus léger à respirer. Et puis il se souvint qu’on était dimanche, et il se sentit tout drôle.
En observant la cour nettoyée de ses ronces et débarrassée de ses immondices, il eut la surprise agréable de constater que la somme des petits efforts pour obtenir ce résultat le lui avait masqué sur le moment, mais qu’il en recevait d’un coup l’usufruit.
Pour la seconde fois depuis hier, une onde de bien-être l’envahit, et il restait là, penché à la fenêtre, considérant cette cour, plus propre qu’il ne l’avait trouvée en arrivant, les venelles, entre les communs, désherbées par ses soins, savourant le résultat de son travail, attentif à l’étrange plénitude qui naissait en lui de ce petit monde matinal paisible et grâce à lui plus accueillant.
C’était curieux, tout de même, cet accord irremplaçable des sens et du monde qui parfois – très rarement – pour des raisons mystérieuses, des influences accidentelles, se réalisait de nouveau ; les sens émerveillés se désaltéraient à cette source miraculeuse qui ne consentait à couler, après de longues étapes de sécheresse intérieure, que pendant quelques secondes, comme des oasis rafraîchissantes de plus en plus espacées dans le temps. Ainsi que ces valétudinaires sans cesse à l’affût des signes de guérison ou d’échéance fatale, et passés maîtres dans l’art d’interpréter le fonctionnement de leur corps en menaces de mort ou en promesses de félicité, il avait fini par remarquer que le phénomène en question semblait lié à la profondeur et à la durée de son sommeil, et qu’il se manifestait en même temps par une impression de légèreté, d’absence de corps, et de relief saisissant des perspectives : le décor de théâtre retrouvait sa profondeur primitive. Pendant quelques instants, Adam respirait, depuis l’est d’Eden, une bouffée du pays natal interdit. Sans attendre que le charme se dissipe de lui-même, il interrompit sa contemplation, s’habilla, descendit, prêt à croire que la moindre opération physique ou mentale de la matinée serait placée sous le signe de la métamorphose rédemptrice. Autre signe clinique du phénomène : un optimisme légèrement délirant. Etonnée d’être délivrée de sa torpeur ordinaire, la conscience, au même titre qu’un individu dans un état d’ébriété, éliminait toutes les contrariétés, dorait toutes les pilules, se payait le luxe d’envisager les pires catastrophes avec une sérénité orientale : sa mère guérirait de sa langueur ; il s’engagerait à venir la voir plus souvent, à l’emmener avec lui en voyage, lui donnerait de l’argent, ferait restaurer à ses frais cette ruine, y passerait ses vacances, etc.
Dieu est bien dans le ciel, tout va bien sur la terre.
C’était six heures du matin ; sa mère n’était peut-être pas guérie mais elle dormait encore. Abel ne tarda pas à le rejoindre dans la cuisine. Joseph décida de passer aux actes illico, et de se montrer plein d’indulgence à l’égard de son frère. Ils déjeunèrent assis l’un en face de l’autre.
Calmement, Joseph entreprit d’exposer à son aîné ce qu’il pensait de ces anomalies, et les dispositions qu’il y avait lieu de prendre.
« A mon avis, ce n’est pas bien grave. Une mauvaise passe qui ne durera pas : c’est à cet âge que les femmes ont le plus d’ennuis. Le sang, à ce qu’il paraît… Le docteur Stéphan est absent jusqu’à la fin de la semaine ; et faire venir son remplaçant, qui ne connaît pas maman… Mais lui viendra de toute façon. »
Abel écoutait ; c’était tout ce qu’il pouvait faire. Ce qui ne l’empêchait pas d’orchestrer ce soliloque d’un contrepoint de clappements et de gargouillis qu’il produisait en enfournant de véritables pelletées de châtaignons sur le rythme d’une locomotive happant le charbon à toute vapeur.
Sentant renaître en lui une sorte de curiosité hébétée pour cette phénoménale insouciance, et craignant que ses bonnes dispositions ne rendent l’âme avant terme, Joseph à travers la table attrapa au vol le bras de son frère :
« Ecoute-moi bien : ce qu’il faut, maintenant, c’est la distraire, lui tenir compagnie, lui parler, ne plus la laisser seule trop longtemps. Je reconnais que, de mon côté, je n’aurais pas dû rester sans venir pendant tout ce temps. Mais que veux-tu, on ne fait pas toujours ce qu’on veut. Désormais, je monterai plus souvent, ça, je te le promets. Je suis sûr et certain que tout rentrera dans l’ordre ; elle redeviendra normale, tu verras…»
Il se tut un instant ; on entendit trembler le sol dans l’écurie voisine : le cheval rouspétait après les mouches.
« Et… Et… Et-la-Suisse ? » vociféra tout à coup Abel ; Joseph sursauta.
« Ça, alors, il avait donc bien saisi, l’animal, et par-dessus le marché, il s’en souvient », se dit-il sidéré.
« Ne crie pas si fort, tu vas la réveiller… Eh bien, la Suisse, d’abord ce n’est que dans quatre ou cinq mois, et je pense qu’elle sera guérie d’ici là, si tant est qu’elle soit réellement malade. Et puis, à ce moment-là, il y aura peut-être du changement, dans cette maison, hein ? »
Joseph lui adressa une œillade décelable à quatre-vingts mètres.
« P’t’et-ben…» fit Abel avec flegme.
« Incroyable. Ce matin, il comprend tout ce que je lui dis, et à demi-mot…»
« A propos, comment va la Marie ? »
Abel, qui s’était mis à rouler une cigarette, fit claquer sa langue :
« Ça va, ça va…
— Et alors, ce mariage, c’est pour quand ?
— En… En… En octobre. A… A… Après la récolte. Faut des sous pour se marier.
— Ce sera tout de même plus gai, pour toi. C’est plus une vie, tout seul, comme ça, toute la journée… »
Il se leva de table, traversa la pièce, ouvrit la porte. Que le monde était beau, ce matin. Il avait vraiment l’impression de renaître, de ne vivre plus qu’à travers la légère existence des choses, d’être sans existence propre, tout entier offert à ce qu’il regardait. Des corbeaux tournoyaient lentement au large des falaises, comme des débris à la surface d’un remous. Abel vint fumer sa cigarette sur le pas de la porte. « Ce sera une belle journée », dit Joseph. Abel hocha la tête, cracha par terre et écrasa son crachat sous le pied.