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Harcelées du matin au soir par des servitudes ménagères dont la seule différence avec le bagne est qu’elles leur semblent naturelles, jetant hâtivement des enfants au monde entre deux lessives, enterrant leurs morts entre deux moissons, elles ne disposent jamais de ce qu’on appelle dans les milieux privilégiés « un moment à soi ». Elles n’imaginent même pas qu’on puisse commencer à vivre précisément à partir du moment où cessent ces tyrannies, dans cette région énigmatique où s’épanouissent de nouvelles exigences parmi lesquelles on est libre de choisir la discipline qu’on veut, puisqu’elles sont aussi inutiles les unes que les autres.

D’ailleurs, elles ne peuvent tolérer que les nourritures modestes (au propre et au figuré) : si quelque chose a du goût, elles trouvent que c’est un arrière-goût ; toute saveur leur paraît bizarre. Pour peu qu’un événement les force à quitter leur tanière, elles ne savent plus où se fourrer, tel un bernard-l’hermite hors de sa coquille. Maîtresses de leur fourneau, dans le voisinage duquel elles jouissent de cette autorité compétente et hostile que confère toute occupation territoriale, c’est loin de cet instrument qu’elles deviennent subalternes, harassées soudain de ne pas l’être de travail, vacantes et empruntées devant un verre de limonade à la terrasse d’un café, comme à l’accent d’une grâce ou en présence de la beauté. Du moment que les manifestations de la vie ne sont pas rigoureusement ouvrières, elles leur apparaissent sous un aspect saugrenu, vaguement caricatural, qui déclenche facilement chez ces montagnardes de mœurs et de bec rustiques, ce rire de gencives blessées qu’on dissimule derrière la main.

Elles passent sans transition d’une adolescence fanée, comme recuite par un mauvais soleil ou mangée par une fièvre, à une sécheresse active et sans âge. Sur le tard, elles ne tiennent pas plus de place dans la maison qu’un tabouret ; on les loge dans un coin et l’on n’y touche plus jusqu’à ce qu’elles s’éclipsent sans cérémonie.

Dans ces combes isolées, la vie n’est sensible qu’aux mouvements des saisons ; elle tourne lente ment sur elle-même pour se retrouver chaque année à son point de départ : rien n’a changé, ni en bien, ni en mal. Les différences ne dépendent que du temps qu’il fait : étés plus chauds qui tarissent les sources, vident les citernes ; neiges précoces bloquant les chemins avant l’heure, ou celles qui donnent à l’hiver des prolongements lugubres, et que pourrissent les premières pluies de printemps. A la longue, toutes ces années finissent par se ressembler. On ne se souvient plus exactement de l’époque à laquelle telle ou telle chose est arrivée : mort d’un chien par morsure de vipère, mélèze incendié par la foudre à l’entrée du fameux cimetière, visite exceptionnelle d’un parent de passage dans la région, et annonçant des événements étranges et irréels. On ne sait même plus l’âge qu’on a : on est jeune, ou on est vieux, de telles conditions de vie ne permettent pas de faire des demi-mesures. On est vivant, ce sont les autres qui meurent, ou plutôt : qui cessent de vivre, ce qui n’est pas tout à fait pareil.

Il n’y a que le service militaire ou la guerre (et encore), pour apporter un semblant de consistance à ces grandes évidences abstraites et nécessaires qui s’appellent Paris, la France, le monde. Mais aussi bien une tour Eiffel en cuivre rouge, une douille d’obus fleurie à la pointe du couteau, ou la tête de nègre à chéchia sur la boîte de chocolat en poudre (ou la statue de la Liberté, ou une baleine) incarnent ces entités une bonne fois pour toutes : on n’a plus à y revenir. Et, du reste, pourquoi y reviendrait-on ? On n’est pas du même côté de la réalité ; même il s’agit peut-être d’une autre réalité : celle qu’on connaît ici est incontestablement aussi loin de la réalité du siècle que la lune.

Prenons un exemple : un beau matin, des messieurs très calés décident qu’il faut soigner les crétins du Haut-Pays (tenus pour tels) : ces énergumènes baveurs et ravis qu’on rencontre parfois là-haut assis au pied d’un arbre, et qui ont avec les papillons ou le vent de mystérieux conciliabules, les empêchent de dormir. Soigner, c’est-à-dire essayer d’ajuster le comportement d’un zèbre qui vit au milieu de ses chèvres dans un isolement presque total, sur celui du premier couillon venu, et d’ailleurs parfaitement abruti par les cohues, le tiercé, les bistrots ou le cinéma. On voit qu’il ne s’agit pas du même animal. Guéris, c’est-à-dire bons pour l’abrutissement général ; on les renvoie chez eux. Résultat : quelques-uns deviennent fous pour de vrai, et ce n’est plus aux caresses du vent qu’ils s’intéressent ; d’autres disparaissent dans la nature sans qu’on parvienne à remettre la main dessus : par la suite, des chasseurs feront une macabre découverte dans quelque bergerie, ou en levant la tête dans un boqueteau nauséabond ; la plupart tombent dans la déréliction la plus noire ; ils ne sont même plus capables de garder les chèvres ou de s’entretenir avec les papillons. Peut-être étaient-ils tout simplement plus sensibles que leurs congénères : on les a dépouillés, au nom d’un autre phantasme, des phantasmes, éprouvés ceux-là, qui les protégeaient ; c’est comme si on s’amusait, sous prétexte d’hygiène, à laver de leur graisse des Esquimaux sujets aux fluxions de poitrine. On s’est aperçu trop tard que leur prétendu crétinisme était en réalité une manière appropriée d’appréhender le monde : LEUR monde. Il y a là matière à rêver. C’est un flagrant délit de sorcellerie moderne. Et si la sorcellerie est, entre autres, un usage oblique de la réalité, le sorcier est plus souvent le boute-feu que celui qu’on brûle.

Quoi qu’il en soit, l’univers où évoluent les derniers bâtisseurs de faïsses1, réduits à d’obscures empoignades avec les fatalités qu’une terre misérable peut susciter à l’état pur, presque divin, n’est certainement pas éclairé par un soleil ordinaire, ni leurs nuits ensemencées de banales constellations. Ils n’ont rien à faire de vérités forgées n’importe où, et pour les besoins d’une cause qui, par définition, leur est étrangère ; ils n’ont même pas à s’inquiéter si leurs poids et leurs mesures sont conformes aux règles en vigueur ; du reste, ils ne se posent pas la question. C’est une fin de non-recevoir congénitale entre deux partis qui ne poursuivent pas les mêmes intérêts et ne parlent pas la même langue.

Nous sommes en 1948 : au sommet de cette lourde forteresse de granit, de forêts drues, de steppes arides, tour à tour glaciales ou torrides, certaines solitudes sont encore à peu près intactes (elles n’ont jamais été si totales que depuis la fin de la guerre, qui vient de dépeupler, et c’est la-troisième fois en moins de cent ans, cette province déshéritée, soit avec ses morts, soit par l’exode qu’entraîne le retour de la paix) ; ce qu’elles ne seront plus quand les nations émoustillées d’« épouser leur temps » balanceront leur quincaillerie aux quatre coins du monde, et que les brebis du causse mettront bas au son des transistors.

Pour le moment, ce sont des solitudes de petites tribus montagnardes, ou de vieux sangliers célibataires ; elles paraissent d’autant plus monstrueuses qu’on y devine de singuliers combats, qui sont évidemment des combats singuliers : nul n’en connaîtra la véritable cause, non plus dans l’entourage. Il s’agit de corps à corps sans merci qu’un motif insignifiant suffit à déchaîner. Certains finissent mal, très mal, et de la part d’individus qui ne sont pas fous du tout. Il n’est pas de maîtresse branche ni de poutre à portée de main qui n’aient offert au moins une fois la tentation d’y accrocher une bien vilaine corde ; par ici, il en existe dont la réputation n’est plus à établir.