« Viens donc voir tout ce que j’ai fait, hier. » Il le prit par le bras et l’entraîna ; les deux frères firent le tour des communs. L’herbe coupée la veille et mouillée de rosée sentait déjà le foin. En contrebas des pentes de prés et de genêtières, un bourrelet d’un léger brouillard ourlait le lit du torrent ; le cirque était encore plongé dans l’ombre. Ils revinrent dans la cour.
« Je sais bien que tu n’as pas le temps de t’occuper de tout ça. Aujourd’hui, si tu veux, on pourrait nettoyer les étables et le bûcher. Ça doit être plein de vermine, là-dessous… Si tu avais vu les fagots que j’ai tirés du fond de la cheminée… Des cafards filaient de tous les côtés, des rats y avaient niché dedans… J’ai tout brûlé aux immondices…»
Ils commencèrent par les étables et travaillèrent jusqu’à midi sans relâche. Ils avaient attaché les trois chèvres dehors ; indifférentes, elles broutaient le lierre de la muraille et de temps à autre, tournant la tête dans leur direction, montraient leur impénétrable regard de pieuvre.
La mère s’était levée vers neuf heures ; elle avait doucement entrebâillé les volets de sa chambre, puis, peu de temps après, on l’avait entendue racler le foyer de son fourneau. « Bon signe », avait pensé Joseph, pour qui la santé de celle-ci dépendait étroitement du fonctionnement de celui-là.
Ils entassaient au milieu de l’aire le foin et la paille pourris, de vieux sacs de jute moisis, tout ce qui leur tombait sous la main de vétusté et d’inutile ; le tout une fois allumé dégageait une fumée jaune épaisse comme de la crème. Joseph contemplait avec avidité les lourdes volutes qui bouffaient et s’élevaient lentement dans l’air calme. Il avait presque envie de passer ici la semaine ; il y avait encore tant de choses à faire, à nettoyer, à réparer, dans cette maison. Il pensait aussi à une petite phrase qui avait retenu son attention dans le Voyage en Cévennes sur un âne, de l’impayable Stevenson : «… car lorsque le présent montre tant d’exigences, qui se soucierait du futur ? » Il lui semblait que, depuis hier, le temps ne s’écoulait plus, mais que, dompté par ces travaux rustiques, il s’étendait autour de lui sans bouger comme l’eau paisible d’un lac. « Je pourrais faire dire aux Barthélémy que je ne puis laisser toute seule ma mère malade tant que le médecin ne l’a pas vue…»
Avant de passer à table, il se lava dehors à l’eau froide, torse nu ; le soleil s’était mis à chauffer terriblement.
C’était midi, les ombres étaient maintenant immobilisées sous la lumière quasiment verticale, et, le temps de manger, déjà on devinait leur imperceptible mouvement de fuite dans l’autre sens.
La mère tricotait devant la porte, dans le vieux fauteuil de rotin, avec les mêmes gestes que la veille, mais Joseph, maintenant, avait terminé le rangement de la maison, il ne se dépensait plus à trier des vieilles nippes, à brûler des saletés, à aller et venir de la cave au grenier, à changer les meubles de place et à soulever des nuages de poussière ; il était assis dehors, sur une marche du seuil, et il regardait devant lui sans penser à rien. Abel, on ne l’entendait pas ; il devait somnoler sur sa chaise. La lumière glissait sur le toit d’en face, terne, comme huileuse.
Joseph se dressa brusquement et entra dans la cuisine.
« Je vais bientôt partir, dit-il. Il y a un car vers deux heures et demie. »
Abel rota. Des mouches véloces circulaient sur ses mains.
« Bien entendu, si quelque chose ne va pas, tu me fais prévenir. Je monterai à la fin de la semaine avec le docteur Stéphan ; de cette façon, nous saurons définitivement à quoi nous en tenir. »
Il ressortit, sa veste sous le bras, embrassa sa mère, et lui effleurant les cheveux avec le bout de ses doigts :
« Tous les samedis, toi et moi, hein, comme avant ; tu me promets d’être sage…»
Elle rit et se remit à son tricot après un coup d’œil discret dans la direction de son chien.
Abel accompagna son frère jusqu’à la hauteur du petit cimetière ; depuis la mort de Reilhan, Joseph ne s’y était pas arrêté une seule fois. Il y entra un instant. Les mauvaises herbes avaient presque entièrement enseveli la plaque de schiste sur laquelle Abel avait gravé les initiales de son père ; de gros escargots y avaient élu domicile. Les orties, plus vigoureuses que jamais, menaient tranquillement au-dessus des morts leur existence casanière d’ortie, en se nourrissant de leur décomposition sans arrière-pensée. Il ressortit et tira sur lui la modeste grille grinçante ; plissant les yeux et regardant son frère, il parut réfléchir.
« Tu ne vas jamais au temple, toi… Tu ne dis jamais les prières que papa nous a apprises. Je parie que tu n’as pas ouvert une bible depuis des années. »
Il baissa les yeux, traça, dans la poussière, un arc de cercle de la pointe de son soulier.
« Tu ne crois peut-être même pas en Dieu. »
Sur le moment, Abel eut l’air interloqué ; puis il eut un sourire un peu ironique ; ouvrant la bouche et montrant ses gencives nues — affreusement vulnérables :
« Ça, c’est… C’est… C’est… pas mes affaires, c’est… C’est les tiennes…
— Et le trou, dit Joseph avec une rage rentrée, ça ne te fait rien, d’y aller, dans le trou ?
— Le trou… Quel trou ? »
Du pouce, sans se retourner, Joseph désigna les tombes alignées derrière lui :
« Dans celui-là, mon pauvre vieux, ce trou plein de vermine, où tu boufferas la terre et où les vers te boufferont. T’y penses, des fois, à ça ? Bouffé, rongé, disparu… Plus rien, zéro, néant… Volatilisé…»
Il parlait d’une voix sourde et précipitée :
« Comme si t’avais jamais existé. Comme cette fourmi, regarde – d’un coup de talon, il écrasa la bestiole ; terminé ! Adieu les bois, les castagnades ! Adieu tout ce qui te fait plaisir. Hop ! Le trou, t’entends, le trou, comme un chien, comme un con… De la merde. T’es que de la merde, comme moi, comme tout le monde, si y a pas autre chose…»
Il donna une bourrade au géant consterné et stupide qui le fixait d’un œil ahuri, et lentement, s’éloigna de lui et se mit en route. Il se retourna une dernière fois avant de prendre la descente, forcé de crier à cause de la distance.
« T’es trop con pour comprendre, hein ? Mais réfléchis bien à ça : de la merde. Le trou – caca ! »
Il serrait les poings, envieux jusqu’à la haine que tant d’innocence fût le privilège du plus grand nombre.
« Du caca ! Du caca ! Du caca ! »
Secoué, d’un hoquet de rage, le désespoir au cœur, il disparut, enveloppé de la triple invective.
Il était trop malheureux, trop dégoûté pour rentrer directement chez le pasteur. Il alla finir la journée et consommer ce qu’il tenait pour une exécution capitale à la terrasse d’un café, à boire des canettes de bière et à loucher sur l’entrecuisse des filles assises en face de lui.
Le soir, il y avait un bal sous les platanes. Il vint rôder dans la pénombre, lia connaissance et réussit à coucher. C’était la première fois (la Suisse n’avait donné pour l’instant que des approches). Il se sentit tout drôle. Léger. Comme guéri. La petite avait des cuisses sublimes et l’air stupide ; il n’osa pas lui demander si c’était toujours comme ça la première fois. Voilà sa vocation trouvée.
DEUXIEME PARTIE
L’ÉPERVIER