Lui qui n’avait pas attendu que le temps et tout ce qu’apporte le temps lui apprissent que le suprême degré de la sagesse était d’avoir des rêves assez grands pour ne pas les perdre de vue pendant qu’on les poursuit.
Faulkner (Sartoris).
Enfin, l’homme compte passer les trois quarts de sa vie à souffrir, pour se reposer le quatrième quart ; et, le plus souvent, il crève de misère sans plus savoir où il en est de son plan !
Rimbaud (Lettre du 6 janvier 1886).
1
Le vent avait ouvert le volet, sans doute mal accroché ; une lueur bleue, phosphorescente comme du lait, remplit tout à coup la chambre.
Pelotonnée sous les couvertures, elle frissonna, et d’instinct, cherchant la sécurité d’une autre tiédeur, tendit la main entre les draps, mais il n’y avait à côté d’elle qu’un emplacement vide et froid : où était-il encore passé, à une heure pareille ? Elle se dressa sur son séant, interrogeant de toutes ses oreilles le silence de la maison et la nuit mouvante qui enveloppait celle-ci, mais elle n’entendait que les battements de son cœur résonner sourdement dans sa poitrine.
Dès que le printemps arrivait, Abel était comme ces bêtes trop longtemps engourdies sous la terre par le froid de l’hiver, les jours blancs silencieux, les nuits scellées par les glaces, mais qui, sitôt les premiers signes de vie que la saison leur fait, ne peuvent plus tenir en place ni perdre un instant à dormir dans leur bauge, alors que, dehors, un monde d’arbres, de feuillages neufs, d’eaux libres, de ciel ventilé appareille pour la grande traversée…
D’un coup, la chambre fut plongée dans l’obscurité, ne conservant de clair que le rectangle vertical de la fenêtre : un nuage venait de passer devant la lune, éteignant brusquement la nuit. Si seulement il pleuvait… Elle se leva, enfila ses pantoufles, un peignoir, se dirigea vers la fenêtre.
C’était une nuit lumineuse, pleine de vent et de mouvements ; dans le ciel noir et luisant, un nuage solitaire filait à toute vitesse du nord au sud semblable à une petite bête échappée du troupeau qui eût foncé aveuglément vers sa destination personnelle. Avec ce temps fixé au nord, la pluie ne serait pas pour demain : depuis deux mois, pas une goutte d’eau ; au fond des citernes sonores, les coups de pompe aspiraient le vide. Les journaux parlaient d’une sécheresse de printemps jamais vue. On allait rire.
Son cœur sauta : quelque chose venait de bouger, là-haut, au-dessus de sa tête. Elle n’aimait pas se trouver toute seule, surtout la nuit, dans cette grande maison pleine de craquements et de bruits insolites – seule avec cette vieille folle dont des nuits sans sommeil excitaient les phantasmes.
Elle sortit de la chambre, marcha à tâtons le long du couloir jusqu’à ce qu’elle reçût au visage le courant d’air froid qui montait de la cage d’escalier. En bas, silence ; silence également là-haut. « Elle a dû remuer dans la paille », se dit-elle. Elle gravit le plus doucement qu’elle put l’échelle de meunier qui conduisait à la mansarde – dont elle constata avec effroi qu’on avait oublié de fermer la porte à clef ! Elle entrebâilla vivement celle-ci, scrutant la pénombre du grenier, qu’éclairait à peine une lucarne sans volet. Sur la litière, dépassant la couverture, elle crut distinguer la forme sombre de la tête ; sa belle-mère dormait, elle respira. Mais ses yeux s’étant habitués à l’obscurité, la forme lui parut suspecte, ainsi que le silence absolu de cette litière de paille ; elle se précipita, mains en avant, redoutant par dessus tout que l’ennemie embusquée dans un coin comme une grosse araignée ne lui tombe dessus par surprise : personne ! Le grabat était inoccupé, le grenier vide, elle redescendit en toute hâte.
Dans la cuisine, personne non plus. Mais où étaient-ils donc, tous les deux ? Elle se sentait gagnée par la peur et alluma la lampe à pétrole. Le loquet de la porte était tiré, le fusil manquait à son emplacement sur la poutre, ainsi que la canadienne à la patère : Abel avait dû profiter de ce clair de lune extraordinaire pour aller prendre un affût. La mère, livrée à ses démons nocturnes, était encore partie faire des siennes ; elle se serait battue, d’avoir laissé cette porte ouverte ! Pourvu que cette diablesse n’ait pas déniché les allumettes : c’était sa marotte. La paille, en pleine nuit, et avec ce vent… Non, les allumettes étaient toujours à leur place, dans une boîte en fer fourrée bien au fond du placard. De quel côté divaguait cette folle, maintenant ?
Elle sortit : pas besoin de lampe, pour y voir ; il faisait un clair à lire le journal. La nuit était au froid vif et sec, une nuit d’avril argentée, pailletée d’étoiles tremblantes. Elle resserra les revers du peignoir autour de son cou et appela :
« Mère, mère, où êtes-vous ? »
Le vent couvrit sa voix, et dans la remise, le chien lui répondit en gémissant. Elle le délivra : « Cherche, cherche…»
L’animal ne mit pas longtemps à découvrir la vieille femme de l’autre côté de l’aire, accroupie contre le petit mur dans la position d’une momie indienne, dure, glacée, les yeux fixes, grands ouverts – comme morte.
« Mais qu’est-ce qu’elle fait là ! Si c’est pas malheureux de voir ça ! Etre obligée de sortir du lit en pleine nuit, quand on était si tranquille chez soi…»
Tout en maugréant, elle la souleva en lui glissant les mains sous les aisselles, impressionnée par la légèreté de cette frêle cage d’osier où l’on se demandait par quel miracle la vie battait encore.
Elle lui fit chauffer une tasse de lait, la mit au lit au premier étage, dans son ancienne chambre, d’où l’avaient exilée ses incontinences : une fois ne serait pas coutume. Si par hasard elle claquait cette nuit d’un coup de froid, qu’au moins elle claque dans son lit.
Elle se recoucha, gelée jusqu’aux os, et ne parvint à se rendormir qu’à l’aube, remuant dans sa tête à peu près les mêmes pensées que celles qui n’avaient cesse, jadis, de harceler sa belle-mère.
Mais avec elle, ce serait une autre paire de manches : le Moyen Age, l’eau des sources, les lessives à la rivière, le feu de bois, tout ce folklore humiliant, grotesque et exténuant, désormais, c’était bon pour les Parisiens. Si le Haut-Pays était en voie de devenir la résidence secondaire de la France, son réservoir d’oxygène, son retour aux sources, pour ne pas dire sa réserve paléolithique, par contre les naturels ne rêvaient que de tubes fluorescents et de formica.
Et puis enfin, son père n’était pas éternel (il leur avait bien proposé d’aller vivre avec lui, mais Reilhan n’avait rien voulu savoir) ; un jour ou l’autre, lui mort, Maheux serait bazardé, ou laissé aux ronces si personne n’en voulait, on garderait les terres et on se replierait sur Mazel-de-Mort, où l’on pourrait reprendre l’élevage du mouton, où il y avait des pâturages, un poulailler, un verger, de la bonne terre.
Et de l’eau.
Lorsqu’elle se leva vers huit heures, ce fut pour se voir obligée de nettoyer les draps et le matelas dans lesquels sa belle-mère s’était oubliée. Mais ce n’était peut-être pas un « oubli », car elle en avait mis partout, comme à plaisir, comme pour se venger. Quoique la coupable y fût certainement insensible, Marie ne lui épargna ni ses remontrances ni ses criailleries.
« Je suis sûre que vous l’avez fait exprès, mauvaise femme ! Puisque c’est ainsi, vous ne quitterez plus le grenier ; et vous pourrez faire vos saletés dans votre litière, si ça vous chante…»
Elle la fit monter sur-le-champ dans son antre ; un peu plus tard, elle lui apporta sa bouillie de châtaignes écrasées dans du lait de chèvre ; la vieille dormait, ou faisait semblant. Déposant le bol à terre, elle se pencha sur elle, et soulevée par l’odeur, eut un haut-le-cœur :