Выбрать главу

« Allons, dressez-vous, et tâchez d’être raisonnable, maintenant. »

Comme elle essayait de lui tirer le buste en avant, la vieille se détendit avec la promptitude d’un serpent et la mordit cruellement au bras. « Espèce de salope ! »

D’une bourrade, elle la repoussa brutalement ; la tête donna sur le coin d’une vieille malle qui arrêtait la paille, et fit un assez vilain bruit de coquille brisée. Glacée, folle de terreur, croyant l’avoir tuée, Marie s’enfuit en claquant la porte, dégringola l’échelle, l’escalier, et se précipita dehors pour retrouver son calme.

Quelle affaire ! Quelle mine ferait-elle, ce soir, devant son mari ? Saurait-elle conserver un air naturel ? Elle, une meurtrière ! Elle se voyait déjà entre deux gendarmes. Le scandale, la honte… La prison peut-être. Tout ça à cause d’une vieille toquée enragée à qui elle servait depuis des mois de domestique ! Mais qu’est-ce qu’elle était venue fabriquer dans cette galère !

Allant, venant et se tordant les mains d’inquiétude, elle n’osait pas rentrer dans la maison. Mais, vers la fin de la matinée, les quelques grognements qu’elle crut percevoir l’y décidèrent, et, tendant l’oreille dans la cage de l’escalier, elle entendit effectivement la morte qui marmonnait comme d’habitude. Alors ses nerfs lâchèrent, elle se laissa tomber sur une chaise et se mit à pleurer. Elle ne put empêcher ses larmes d’exhumer des chagrins négligés qui les rendirent plus amères.

Son mariage. Personne n’y avait assisté, comme s’il était honteux de se marier après trente ans. Après deux « oui » bredouilles à la sauvette, il y avait eu pour toute réjouissance une menthe à l’eau au bistrot de Saint-Julien-d’Arpaon, et un rôti de cochon chez elle, à Mazel-de-Mort – avec une belle-mère déjà à moitié dans ses nuages, son père autant miné par son régime que par ce qui l’y contraignait, et un jeune beau-frère lointain, absent, et touchant à peine aux plats. Et le plus drôle, c’est qu’elle était enceinte, elle, la presque vieille fille sèche comme une fascine, et pourtant engrossée comme ces gamines fraîches, charnues et pas dégourdies qui cachent leur gros ventre sous des voiles blancs à l’église. Quelque temps, avant, il l’avait rencontrée à l’épicerie de Saint-Julien, et empoignant un foulard tout mangé de soleil qui était à la montre dans la vitrine au milieu des cornets de surprise et des flacons de parfum bon marché, il le lui avait fourré de force dans son cabas : « Si, si, allez, fait… fait… fait pas d’histoires…»

Une semaine plus tard, il lui avait arraché, de force également, le salaire de son cadeau ; comme elle gardait ses chèvres dans un sentier herbu et tendre, qui sentait l’aubépine et engageait aux abandons, il l’avait surprise – et prise. Une vague curiosité, épuisée tout de suite, et surtout l’envie de se venger de quantité d’humiliations, l’avaient poussée à se laisser faire ; une bergère troussée derrière une haie, ce n’était pas si courant dans ce pays de cuisses closes… Ils n’avaient pas raté leur affaire, comme tous les débutants : aussi, un mois plus tard, mariage. On tricherait sur les dates. Un enfant peut très bien naître un ou deux mois avant terme.

Malheureusement, il naquit tout de bon avant terme, et mourut au bout de trois jours. C’était l’an dernier. On l’enterra à la tête de son grand-père, petite momie à peine plus grosse qu’un lapin écorché, et, en guise de consolation, le docteur lui déclara qu’elle ne pourrait plus en avoir. Trop vieille, trop racornie, comme ces éteules stériles des plateaux sur lesquelles il ne pleuvait plus depuis des semaines.

Les orages d’automne avaient effacé le renflement de la sépulture dérisoire, et avec lui, son chagrin hâtif s’était également effacé, comme si son mariage, sa brève maternité n’eussent été qu’une illusion sans lendemain.

2

Le soir même, lorsqu’il entra, traînant la jambe, elle lui annonça – et il y avait, une espèce de défi dans sa façon de parler – que la source ne coulait presque plus : à peine un suintement tété par les guêpes et environné de papillons, comme aux pires heures de la canicule ; elle était tout de même arrivée à en récupérer la plus grande partie en enfonçant plus profondément dans le talus le canon de bois qui drainait la source. Mais pour obtenir un malheureux seau, deux heures à attendre et à se ronger les ongles ! Si seulement il y avait un bassin couvert qui récolte l’eau, comme à Mazel-de-Mort…

« A quoi ils pensaient, tes ancêtres ? »

Hargneux, il ne répondit rien ; elle haussa les épaules, et, décidée à l’asticoter :

« Tu as tué quelque chose, au moins ? »

Il jeta rageusement son fusil sur la table.

« Rienn ! N’y a rienn ! »

Il y avait bien les lièvres du plateau qui gambadaient sous la lune et l’arrachaient à son lit en pleine nuit, mais avec cette pétoire, n’importe quelle proie devenait chimérique.

L’automne, quand il travaillait à ses coupes et que les profondeurs des bois lui renvoyaient l’écho des parties de chasse, il reposait sa hache et, la rage et l’envie au cœur, tendait l’oreille, captivé par ces claquements secs et nerveux qui lui semblaient le privilège des armes modernes. Ah ! s’il avait eu en sa possession un fusil comme celui de son beau-père, ce merveilleux « Robuste » à deux canons d’acier bleui, un calibre seize, léger et puissant comme la foudre, ç’aurait été souvent fête à Maheux !

Elle écarta le fusil, posa la soupière à sa place, remua le sempiternel mélange de lait et de châtaignons et lui en servit sa ration.

« En attendant, mon pauvre Reilhan, tu te contenteras de bajana, comme ton père, et comme ton grand-père. Mais tu avoueras que risquer une grosse amende pour revenir le sac vide… Nous avons déjà assez d’embêtements comme ça. Si par hasard un jour tu tombes sur un de ces fédéraux…»

Il se mit à vociférer et à taper du poing sur la table.

Les veines de son cou gonflèrent et noircirent de si vilaine façon qu’elle préféra se taire et filer doux tout le reste de la soirée. Bien qu’il ne l’ait jamais frappée, elle restait toujours sur ses gardes ; cette violence ramassée dans la plupart des hommes comme une bête prête à bondir lui faisait peur. D’instinct, elle savait opposer à ces soudaines crues de sang une placidité domestique à toute épreuve.

Le lendemain matin, il faisait encore gris lorsque Reilhan descendit à la source.

Située à un kilomètre environ de la ferme, à mi-chemin entre celle-ci et le torrent, elle était le point névralgique de Maheux, son pouls, presque sa raison d’être : c’est ici qu’on menait les bêtes boire, jadis, au temps où les sources coulaient à profusion – du moins d’après, la mémoire confuse et enrichissante du passé ; il paraît en tout cas que les femmes y descendaient leur linge à laver, qu’on venait s’y laver soi-même en été, en se frottant le corps avec des feuilles de saponaire. Longue de plusieurs mètres, une auge de bois verdi et gluant, aujourd’hui complètement pourrie et mariée aux herbes, recueillait l’eau où zigzaguaient les insectes aquatiques pourchassés par les libellules ; les soirées tièdes, il y avait toujours une rainette pour répondre aux hulottes de la forêt, et leurs appels s’échangeaient en révélant les corridors dont la nuit était pleine. Mais depuis qu’au fil des années les réserves de la montagne semblaient s’être épuisées – à moins que ce ne fût la mémoire qui trichât, son débit restait parcimonieux même à la saison des pluies, pour devenir incertain dès qu’on était aux beaux jours : ce n’était plus qu’un de ces pipis de roche capricieux et intermittents que les chasseurs par ici appellent une « fon de chin », juste de quoi attirer les serpents et remplir la cruche quand la citerne est vide.