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Quoi qu’il en soit, si le temps ne changeait pas bientôt, elle ne remplirait plus rien du tout ; Abel remplaça le seau que la Noiraude avait placé la veille sous le canon par un arrosoir qu’il avait apporté, puis il poussa jusqu’au torrent.

Son lit silencieux étendait une blancheur squelettique à travers les arbres : les eaux en diminuant avaient laissé blanchir au soleil le dépôt visqueux qui tapisse la rocaille des rivières ; çà et là, des vasques pleines d’une eau croupie que des infiltrations souterraines devaient alimenter, dégageaient une saumâtre odeur de vase et de décomposition végétale.

Certes, il avait connu de grands étés flamboyants, poudreux et calcinés comme de la chaux, où l’on était obligé de dormir à la belle étoile tant l’atmosphère des chambres était irrespirable, où, de mai aux orages d’octobre, les feuilles recroquevillées pendaient lamentablement aux branches ; pourtant il ne se souvenait pas que le torrent se soit trouvé à sec si tôt dans la saison. Il remonta pensivement vers la source. Le soleil matinal rougissait le front des forêts ; dans le ciel d’un bleu totalement pur, il n’y avait pas le moindre mouvement, rien qui puisse laisser espérer une promesse de pluie.

Au passage, il s’arrêta pour prendre le seau rempli et jeta un coup d’œil au fond de l’arrosoir qu’il avait mis tout à l’heure à sa place : à peine si le récipient avait recueilli trois ou quatre litres d’eau en une vingtaine de minutes.

S’il ne pleuvait pas un bon coup d’ici à quelques jours, c’est à Saint-Julien qu’on serait obligé d’aller chercher la flotte : huit kilomètres aller et retour avec un tonneau de cinquante kilos dans une brouette toute branlante – sans compter les ricanements de tous ces couillons derrière leurs fenêtres. Il serra les poings.

Toute la nuit, Marie sentit qu’il tournait et retournait dans le lit comme une crêpe. Aux premières lueurs du jour, il était déjà levé et farfouillait, en bas, dans la remise ; elle se leva et, de la fenêtre, l’aperçut qui descendait vers la source, armé d’outils de toutes sortes. Il y avait un très léger brouillard qui huilait les pierres et annonçait de fortes chaleurs. Lorsqu’elle descendit à son tour avec son seau vers le milieu de la matinée, elle entendit sonner de loin les coups de pioche dans l’air clarifié.

Il était en train de creuser une cuvette assez grande, dans le genre de celles qu’on colmate avec de la glaise et où l’on récolte l’eau de pluie pour faire boire les moutons.

Elle considéra le trou, sidérée : est-ce qu’il s’imaginait qu’elle allait tremper sa soupe et laver son linge avec de l’eau pleine de têtards ?

« Et le béton, nom de Dieu, avec quoi tu veux que je le coule ? »

Epaules basses, comme dépitée, elle s’en fut.

A moitié enfouis dans le sol, les vestiges de l’auge indiquaient l’emplacement idéal où aménager la fosse : ainsi, le niveau supérieur du bassin affleurerait sans erreur possible celui de la source, qui se trouvait à une dizaine de mètres.

Il fit sauter à coups de bêche le bois vermoulu et moisi ; les débris de planche s’arrachaient à leur gaine d’herbes mortes et de radicelles tourbeuses avec un agréable craquement d’étoffe déchirée. Jusqu’à un mètre de profondeur, la terre demeura sablonneuse et crissante, légèrement humide, facile à défoncer. Ensuite, la pioche rencontra le rocher avec un claquement mat, mais le filon n’était pas compact : c’étaient de grosses souches de granit bleu noyées dans le sable, et entre lesquelles la barre à mine s’engageait sans peine. Une fois qu’un bloc était déchaussé, il l’empoignait à main nue, et, le soulevant d’un lent et irrésistible effort des reins, il le déposait sur le bord de l’excavation.

De temps en temps, la Noiraude venait jeter un coup d’œil sur l’ouvrage ; le visage fermé, complètement inexpressif, elle le regardait travailler un instant sans rien dire, puis elle repartait, n’ayant pas daigné desserrer les lèvres.

Son beau-père, quand il venait, se montrait plus loquace. Maintenant, c’était un homme fatigué qui marchait à petits pas et haletait toujours un peu.

« Tu es un as, disait-il à son gendre. Dommage que ta piaule ne soit pas au même niveau que ton bassin ; sans quoi tu aurais pu y amener l’eau, comme les anciens l’ont fait chez moi. »

En observant la silhouette amaigrie, le cerne mauve des yeux, l’enfoncement des orbites, Reilhan pensait : « Dommage que toi t’aies pas une tête à faire des vieux os. » Et il sentait avec un orgueil calme battre dans ses veines une puissance invincible.

Vers la mi-mai, on entendit, à deux ou trois reprises, gronder au loin des orages ; ils traînaillaient dans les bas-fonds de l’ouest, du côté de l’Aubrac, de Rodez, d’Albi. Mais le temps décidément au beau les bâillonnait avant qu’ils n’aient eu le temps de mûrir, et l’on voyait leurs grandes montagnes bleu ardoise s’effondrer lentement derrière l’horizon. Le ciel du matin collait aux vitres son azur immuable.

Reilhan avait fini par prendre goût à ce travail de terrassier : ses bras retrouvaient à peu près la même cadence qu’en pleine forêt, lorsqu’il sentait vibrer dans ses bras à chaque coup porté l’arbre jusqu’à sa cime.

Tôt le matin, il était à pied d’œuvre ; les claquements du pic sonnaient clair dans l’atmosphère limpide. En dépit de l’heure relativement matinale, le ciel commençait à blanchir et le disque incandescent du soleil tremblait comme une surface de métal en fusion, mouvante et parcourue de frémissements huileux d’une extrême férocité.

Vers le milieu du jour, au moment où il s’arrêtait pour mâcher quelques châtaignes et boire une rasade de piquette dont son beau-père lui offrait une bonbonne de temps à autre, il arrivait qu’un voile laiteux monté lentement du sud ou de l’ouest recouvrît comme une taie la pupille immense du ciel, qui se voilait tout entier et prenait l’aspect d’un verre dépoli plus aveuglant encore que le soleil. Alors, tout se taisait dans le cirque, aucun insecte ne crissait plus, pas le moindre oiseau ne bougeait, on n’entendait plus que l’égouttement pauvre de la source dans un récipient. Quelquefois, levant les yeux, Reilhan apercevait une buse, ou un épervier qui tournait sur un remous de haute altitude avec une lenteur singulière, à la fois solennelle et menaçante. Il lâchait doucement son pic, ramassait sa pétoire posée dans l’herbe, visait longuement. L’air mou et chaud absorbait presque aussitôt la détonation grasse, vaguement répercutée par les flancs de la montagne. Mais le rapace semblait indifférent aux coups qu’on tirait sur lui, et, chaque fois, il ne changeait que lentement, dédaigneusement d’orbite, comme si la poudre noire que Reilhan employait dans ce vieux Chassepot transformé n’avait pas assez de force pour faire siffler les plombs à une telle hauteur. On distinguait parfaitement sa petite tête effilée et mobile d’oiseau guerrier qui paraissait indépendante du reste du corps et de l’étendue des ailes, fixée à cette carlingue comme la tête d’un observateur à la carlingue d’un planeur. « Saloperie », criait Reilhan, et il jetait son fusil dans l’herbe en maudissant sa vétusté et cet oiseau d’une quiétude insolente qui continuait à décrire ses cercles parfaits, là-haut, à une altitude devenant vertigineuse.

La fosse proprement dite fut achevée en une dizaine de jours. Avec ses six mètres de long, trois de large et autant de profondeur, elle assurerait une réserve d’eau suffisante pour relayer la citerne dans les périodes de sécheresse. Il s’attela sans plus tarder au coffrage des parois, pendant plusieurs jours mesura, scia, ajusta, cloua ; il utilisait à cette fin les planches que son père avait mises de côté peut-être trente ou quarante ans avant dans le but de remplacer le plancher d’une chambre condamnée depuis ce temps, projet qui n’avait jamais abouti, comme tous les projets de son père. Celui-là avait entrepris un beau jour de creuser un puits pas très loin de la baraque, croyant trouver l’eau, comme ça, au petit bonheur la chance, soi-disant parce qu’il avait vu un puits en songe à cet endroit. Naturellement, il avait abandonné au bout de quelques jours pour se replonger dans sa bible, et l’on avait comblé le trou avec des immondices. Une autre fois, quand lui, Abel, était petit et son frère encore au berceau, on avait entendu au beau milieu de la nuit, après deux ou trois jours de très gros orages, un fracas épouvantable ; il s’était précipité, fou de terreur, vers la chambre de sa mère, son frère dans les bras, réveillé en sursaut lui aussi, et hurlant à s’asphyxier : le mur d’une chambre qui était accoté au flanc de la montagne, et où heureusement personne ne couchait, venait de s’effondrer sous la pression d’un véritable torrent de boue qui s’était amassé derrière. Le lit était à moitié enseveli sous les pierres, les gravats ; il fallut sortir tous ces décombres et la boue qui les noyait, à la pelle et à la brouette. En attendant de rebâtir le mur, on tendit devant la cavité béante une vieille couverture : elle s’y trouvait encore aujourd’hui, maintenue au sol par une rangée de moellons. La charpente menaçait ruine à son tour : on ne la remplaçait pas davantage que le plancher de la chambre condamnée, mais puisqu’il fallait bien conserver un toit sur la tête, on se décidait à l’étayer. Le rafistolage tenait le coup jusqu’au moment où les xylophages, principaux locataires de la maison, en venaient à bout ; qu’à cela ne tienne : on étayait l’étayage, et ainsi de suite jusqu’à ce que l’échafaudage prenne plus d’importance que ce qu’il soutenait, et finisse par s’écrouler sous son propre poids. Depuis que la montagne avait fait irruption dans la ferme, les enfants avaient d’horribles cauchemars ; leur mère – celle qui en ce moment était en train de ruer là-haut dans la paille et de se souiller comme un lapin qu’on vient d’estourbir – les accompagnait le soir dans leur chambre et la bougie qu’elle tenait à la main en protégeant la flamme avec son autre main projetait contre les murs d’étranges formes mouvantes qui sautaient au plafond ou refluaient précipitamment au fond de la pièce dans laquelle ils pénétraient derrière elle ; une fois couchés en chien de fusil sous des couvertures lourdes d’humidité, et qui sentaient, la paillasse moisie, mère et bougie se retiraient, laissant les deux compères terrifiés et transis sonder le silence nocturne dans la crainte d’une avalanche définitive sous laquelle ils seraient engloutis. Veillant sur le sommeil des parents et tempérant leurs désirs, il y avait, accroché au mur au-dessus de leur lit, et unique luxe de la maison, un de ces phylactères qui proclament des vérités éternelles dans beaucoup de foyers huguenots campagnards : « Le Seigneur est mon berger, rien ne saurait me manquer » – « Tu as vu ton frère, tu as vu ton Seigneur » – « Heureux vous qui êtes pauvre, car le royaume de Dieu est à vous », etc.