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Le leur enseignait : « Achetez-vous, ô enfants d’Adam, à travers ces choses transitoires qui ne sont pas vôtres, ce qui est vôtre qui ne passe pas. »

Ce devait être à cause de ça qu’on ne réparait rien dans la maison.

Ce fut bientôt juin ; le travail approchait de sa fin : il n’y avait plus qu’à couler le béton. Le ciel restait vide d’orages. Quotidiennement, il prenait vers midi la même teinte vitreuse et plombée, mais les nuits splendides lui restituaient son eau, si l’on peut dire. L’aube lavée sentait le foin ; un soleil abondant, légèrement gras à cause de l’immobilité de l’air, inondait le cirque et chauffait les pierres jusqu’au moment où cette taie remontait de l’ouest comme une immense paupière morte d’où tombait un jour blême et sans vie qui imposait le silence aux insectes et faisait peser sur le monde l’attente morne et vacante des astres qui s’éteignent.

Souvent, la lente rotation d’un épervier dans cette eau trouble accentuait la torpeur générale de son poids étrange. Le coup partait, cotonneux, flasque, comme rendant tangible son impuissance à envoyer des plombs ou quoi que ce soit de dangereux quelque part. L’oiseau ne semblait même pas accuser leur passage à sa proximité ; il poursuivait imperturbablement son vol plané circulaire dans ce ciel de préhistoire, épiant de sa petite tête mobile les mouvements possibles d’une proie.

La silhouette du rapace porté par les couches d’air ascensionnelles se profilait contre le ciel livide avec une netteté anguleuse, une noirceur inquiétante : tout se taisait, comme si les bêtes et le moindre insecte sentaient planer sur le silence stupéfié du cirque cette menace occulte qui agite les basses-cours et alimente les superstitions campagnardes. L’homme, vaguement ensorcelé par cette cible parfaite et presque immobile qui semblait le narguer, suivait encore un moment des yeux les évolutions lentes de l’épervier – probablement un tiercelet, à en juger par sa petite taille. Insensiblement, les cercles décrits par l’oiseau portaient celui-ci au-dessus d’un autre territoire ; Reilhan revenait à lui, baissait les yeux, considérait son chantier, les planches éparpillées autour de lui avec une espèce de stupeur. Cette interruption le laissait un instant désoccupé, un peu vacant ; il faisait le tour de la fosse en trainant les pieds, allait, venait, ramassait un outil quelconque, hésitait ; il regardait encore deux ou trois fois dans la direction où l’objet de sa convoitise avait disparu, là-haut, au bout de cette plage déserte et sans fin, avant de se décider à reprendre son travail ; il roulait une cigarette, aspirait goulûment la fumée, et aussitôt il lui semblait retrouver son entrain habituel.

Quelquefois, il arrivait de tuer un corbeau, ou une pie : il demandait à sa femme de les mettre en bouillon : elle s’exécutait en ne lui dissimulant pas sa répugnance, et n’aurait pas touché à cette mixture pour tout l’or du monde. Lorsqu’il ingurgitait le bouillon à grandes lampées, elle l’observait avec épouvante. On lui avait toujours dit que les corbeaux étaient surtout friands de cadavres, et elle ne pouvait s’empêcher de songer à son beau-père, aux joues hachées de coups de bec.

Un soir, au moment de quitter la table et d’aller dormir, il déclara :

« J’ai fini mon co… coffrage ; demain, j’irai acheter le ciment. »

Puis, se penchant sur elle et lui donnant une légère bourrade :

« Allez, tu l’auras, ton eau, autant que t’en voudras ! »

Elle attendit qu’il fût sorti de la pièce pour bougonner : « Oui, à un kilomètre… Mon pauvre Reilhan…»

Là-haut, des grognements lui rappelèrent l’existence de la folle, qui réclamait sa soupe, ou Dieu sait quoi ; elle jeta brutalement deux louches de bajana dans une écuelle et la lui monta pour avoir la paix : ces grognements de bête malade qui hantaient la maison toute la journée finiraient par la rendre folle elle aussi.

3

L’achat du ciment mangea la quasi-totalité de leurs économies : pas grand-chose, il est vrai, moins de vingt mille francs. Une fois les sacs payés et les armatures de fer, il resta un billet de cinq mille francs que la Noiraude fit prestement disparaître. En cas de besoin, elle ne pourrait guère compter sur l’aide de son père qui, depuis sa maladie, se trouvait lui-même en difficulté, et avait été forcé de donner ses terres à moitié.

« Si seulement ton mari n’était pas si têtu ! Ici, on arriverait à s’en sortir, en vivant ensemble ; les frais seraient moindres, tu le sais bien, toi. Et puis, enfin, dans ce trou, là-bas, c’est pas une vie, pour toi. Tout ce qu’il fait ou rien, d’ailleurs… Vraiment, je ne comprends pas ce qui le retient là-bas…»