Le vieil homme se dirigeait vers la fenêtre et interrogeait le ciel dans la direction de Maheux, comme s’il allait y découvrir la réponse. Puis il se retournait vers sa fille et, hochant la tête : « Ma pauvre Marie, va…» Et avant qu’elle ne reparte, il s’arrangeait pour lui glisser dans la main un billet de cent francs.
Le soir, rentrée chez elle, elle observait son mari à la dérobée, lorsqu’à la fin du repas il pétrissait une cigarette toute tordue et perdant son foin, entre ses grosses mains étoilées de ciment, et que le bout de sa langue accompagnait cette manœuvre délicate par toute une série de petits tremblements d’aise et de désir. Elle aussi, elle aurait bien voulu savoir ce qui le retenait ici. Sa liberté, la complète solitude, si profitable aux petites manies, quoi, au juste ? Avec un Reilhan, allez savoir…
Pourtant, à dix kilomètres d’ici, derrière ces pentes raides, tout aurait été plus facile : supporter ça sous le nez toute sa vie, est-ce qu’il n’y avait pas de quoi devenir folle ? Ces immenses travers lui donnaient mal au cœur, et elle comprenait que la raison de sa belle-mère n’ait pas résisté à ce décor ni à cet isolement. Qui sait quand et comment cela a commencé pour elle, se disait-elle lorsqu’elle regardait l’oppressante muraille. Il lui semblait que de la naissance à la mort, sa vie se trouvait tout entière et implacablement résumée dans cette pente jaunâtre, et celle-ci lui inspirait une irrépressible horreur.
Depuis trois ou quatre jours, le bassin terminé, Reilhan passait son temps à bricoler à droite et à gauche, bouchait un trou par-ci, scellait par-là le cadre branlant d’une fenêtre, mais on voyait bien que le cœur n’y était pas, et que c’était surtout par désœuvrement qu’il faisait ça, et pour utiliser les fonds de ciment. Elle trouvait que son humeur s’était brusquement assombrie. A le sentir rôder du matin au soir comme un chien malade, vacant malgré sa gâche et sa truelle, elle languissait de le voir repartir pour la forêt.
De temps en temps, il se précipitait dans la maison comme un fou, arrachait l’arme pendue à la poutre et toujours chargée : « Tu vas me tuer, un de ces jours ! – Mais puisque je te dis que le chien est baissé ! » et le coup partait sous les fenêtres. Cette excitation qu’il manifestait chaque fois qu’il apercevait un oiseau de proie tournant au-dessus de la ferme intriguait Marie et ne lui semblait pas justifiée.
« Qu’est-ce qui t’arrive ? On dirait que tu as vu un loup dans ta bergerie ! Tu n’as pas de volailles dans ta basse-cour, que je sache… A quoi bon gaspiller ta poudre ? Laisse donc cet oiseau tranquille. »
Au beau milieu de l’aire, son fusil à la main, il suivait des yeux le petit rapace, puis, sans un mot, rentrait dans la cuisine et rechargeait l’arme. Il avait un air étrange, un peu égaré. Mais ce n’était pas de tirer sur des éperviers qui remplirait le buffet. Ni même, d’ailleurs, de creuser des bassins ou de reboucher les trous des murs. Au bout d’une semaine de bricolage et de tir à l’épervier, elle n’y tint plus, et un jour qu’il rentrait avec son arme encore fumante à la main :
« Si tu ne fais pas quelque chose d’ici les moissons, nous n’y arriverons pas. Ton ciment a fait fondre comme le beurre nos dernières économies. »
Elle s’assit en face de lui, et prenant son courage à deux mains :
« Je ne voulais pas t’embêter, mais… Faut que tu ailles t’embaucher, Reilhan. C’est pas de gaieté de cœur que je te dis ça… Si tu ne ramènes pas bientôt un peu d’argent…»
Bouche ouverte, son fusil sur les genoux, il la considérait attentivement, en ayant l’air de ne pas très bien comprendre ce qu’elle lui disait. Elle s’impatienta :
« Eh ben, faut-il que je te fasse un dessin ? Nous n’avons plus d’argent, plus rien, tu entends, plus un sou ; si mon père ne me donnait pas de temps en temps un billet ou deux… Cette année, pas un champignon, rien ! Des châtaignes, toujours des châtaignes, encore des châtaignes, tu n’en as pas assez, toi ? Et si la récolte est mauvaise ? Et si l’un de nous tombe malade ? S’il arrive quelque chose à ta mère, nous n’avons même pas de quoi lui payer un cercueil ! »
Sa voix commençait à s’étrangler – d’une anxiété retenue depuis trop longtemps. Elle se dressa, se mit à aller et venir avec nervosité à travers la pièce.
« Ça fait des mois et des mois que je vois venir ce moment. Il y en a d’autres, bien mieux lotis que nous, qui n’ont pas pu tenir le coup et qui sont partis : tiens, pas plus tard que la semaine dernière, les Rouvière, tu sais, à côté de Cassagnas. Lui s’est fait gendarme. Il a ton âge, et t’es pas plus bête que lui…»
Reilhan se leva et accrocha son fusil à la poutre ; ses mains tremblaient. « Ça me fait peine de te dire tout ça, mais je suis bien obligée… Après les moissons, on verra bien, mais pour le moment, il faut trouver à t’embaucher ; sinon, tu n’auras même plus de quoi t’acheter ton tabac et ta poudre pour tes éperviers… Moi, j’ai juste de quoi acheter du pétrole, l’huile de noix est terminée, et il ne nous reste plus de sucre ni de café… Et moi, et moi…»
Elle s’abattit sur une chaise et, la figure dans les mains, se mit à pleurer. Elle continuait à parler d’une voix rageuse, hachée de petits sanglots :
« Mais tu en as pas marre, toi, depuis quinze ou vingt ans que tu trimes pour rien ! Et ton père en est mort, et ta mère est devenue folle, il n’y a que ton frère qui a compris. Je t’ai laissé faire ton bassin sans rien dire, mais tu crois que c’est drôle, pour moi, d’aller chercher l’eau à un kilomètre… Je n’en peux plus, Reilhan, je n’en peux plus ! Et puis toute seule, toute la journée, avec cette folle, là-haut… Et mon père, malade, tout seul lui aussi à Mazel-de-Mort, alors qu’on pourrait très bien s’établir là-bas, élever des poules, avoir des légumes, vendre des œufs, des laitages… Qu’est-ce que tu veux faire, ici ? Même pas une fleur, même pas un carré de persil ! Rien que ce travers, là en face… Moi aussi, je deviendrai folle, si on ne s’en va pas de cet endroit maudit ! »
Quand elle leva les yeux, il n’y avait plus personne dans la pièce. Elle s’élança vers la porte :
« Reilhan ! »
Il dévalait à grands pas vers la source, son fusil en bandoulière.
« Reilhan ! Reviens ! Ecoute-moi ! »
Il disparut bientôt derrière un pli de terrain.
De la nuit, il ne rentra pas ; l’inquiétude la rongeait ; quelle bêtise serait-il capable de faire, après tout ce qu’elle lui avait dit ? Filer, comme ça, sans un mot… Enfin elle entendit la porte s’ouvrir vers le matin, et en descendant, elle trouva sur la table de la cuisine un lièvre encore mou et tiède, la tête à moitié arrachée : il avait dû le tirer presque à bout portant.
4
Il trouva à s’embaucher du côté de Marvéjols, chez un ami de son beau-père dont le fils venait d’être appelé sous les drapeaux et qui avait besoin de quelqu’un à tout prix pour l’aider à ramasser ses poires. Outre le gîte et le couvert, il recevait cinq cents francs par jour : ce fut le Pérou pendant trois semaines, durée de la cueillette. Les heures supplémentaires augmentèrent un peu le pécule, il rapporta exactement onze mille cinq cents francs et de quoi faire « péter l’arquebuse » ; il n’avait dépensé que pour la poudre et pour son tabac. Voilà qui clouerait le bec à la Noiraude pour un bout de temps. Si de violents orages ne piétinaient pas le blé avant la moisson, la récolte ne serait pas aussi désastreuse qu’une telle sécheresse pouvait le laisser craindre. Une fois terminés labours et semailles, viendrait le temps, marqué d’une pierre blanche dans son esprit, de l’affouage et des hautes coupes : une trentaine d’hectares de fayards, auxquels s’ajoutaient une dizaine en conifères inclus dans les communaux mettaient un peu plus d’argent dans la boîte en fer et remplissaient le bûcher pour l’hiver.