Il n’avait pourtant bu que de l’eau : une bonne rasade, tout à l’heure, qui lui avait un peu ramolli les jambes ; même il avait profité de cette heure déserte pour se débarbouiller à la fontaine, du temps que son tonneau se remplissait ; c’était histoire d’en économiser un peu sur la ration de la journée : tant pour la cuisine, tant pour la toilette de la Noiraude, tant pour ceci, pour cela, il fallait se la suer, la salope ! Passe encore les trois quarts d’heure de descente à vide ; mais pour remonter avec une charge que la côte multipliait, on en bavait pendant une heure et quart au moins, sans compter les secousses que les cailloux et les ravines du sentier imprimaient dans les bras au point qu’en arrivant là-haut on avait les brancards de la brouette dans les omoplates, il en avait fait l’expérience le mois dernier en charriant les sacs de ciment, voilà ce qui l’attendait tous les matins tant qu’un bon orage ne regarnirait pas la citerne et ne referait pas gicler la source. Bordille. Tant que ce ciel de merde ne se couvrirait pas de nuages !
Si le ciel avait eu un minimum de susceptibilité, le regard qu’il lui jetait aurait dû le faire se déchirer d’un bout à l’autre. Mais ce ciel de merde, où les étoiles commençaient à se clairsemer, conservait une limpidité, une sérénité scandaleuses.
Dans toute cette histoire, il y avait un peu de sa faute : s’il avait pris les mêmes précautions que les anciens, la citerne à l’heure qu’il est serait encore à moitié pleine. Du temps de son père, la flotte, on ne la flanquait pas en l’air pour le plaisir, il se rappelait même qu’avant la guerre c’était le vieux qui la distribuait cruche par cruche, gardant accrochée sur lui à la chaîne de sa montre la clef du cadenas qui bloquait le levier de la pompe. D’ailleurs, à cette époque-là, dans la plupart des fermes où il n’y avait pas l’eau courante, on tenait la citerne bouclée, et personne ne trouvait ça extraordinaire ; aujourd’hui que les femmes n’en font plus qu’à leur tête, voilà le résultat. Et par-dessus le marché, cette pute de source qui crève en plein été ; ce n’était pas arrivé une seule fois en plus de trente ans, fallait que ça lui arrive à lui, bordel de Dieu de bordel de merde ! Si, pourtant : en 1928. Un été qui avait laissé dans sa mémoire une grosse tache noire de soleil. Une chaleur de tous les diables, la terre dure comme du ciment, les chemins et les buissons poudrés de plâtre, les cigales qui devenaient folles et continuaient à chanter après le coucher du soleil. Il n’avait que sept ans, mais on l’expédiait à la corvée d’eau jusqu’à Saint-Julien comme tout le monde : c’était alors dans des bonbonnes, toutes de taille différente, qu’on la trimbalait, sa mère appelait ça des dames-jeannes. « Tu as dit merde ? Corvée d’eau à Saint-Julien ! Tu as dit le con, corvée de bois à Ferrières ! La prochaine fois tu tâcheras de parler commyfaut, je t’apprendrai, moi. » On descendait le petit frère assis dans la brouette – celle-ci, naturellement : je vous demande un peu comment on aurait pu mettre assez d’argent de côté pour en acheter une neuve. Ah ! non, il se trompe… Le frangin ne pouvait pas descendre en brouette attendu qu’en 1928 il n’était pas encore né. Mais à la fin, tout s’embrouille.
Il lui semblait qu’à chaque tour de roue de la brouette ses pensées se déroulaient comme un fil. Une fois que la bobine s’était complètement déroulée, il recommençait à répartir les rations d’eau nécessaires à la consommation quotidienne : tant pour la cuisine, tant pour la toilette de la Noiraude, tant pour ceci, pour cela : il était tellement absorbé par ses calculs qu’il ne se rendait pas compte qu’il parlait à voix haute : « Doit pas t’en rester beaucoup pour arroser la pelouse ! » rigola une voix dans le gris-bleu du petit matin au moment où il traversait le pont de la Mimente avec sa brouette.
C’était Deleuze, un des facteurs de la commune, qui tentait sa chance au ver rouge depuis le pont avant d’aller prendre son service à sept heures. Reilhan avait lâché les brancards, surpris et gêné ; les deux hommes échangèrent quelques banalités. Des demoiselles violettes papillonnaient à la surface de l’eau, crevée de temps à autre par les coups de fouet insolents des truites en chasse.
Reilhan sortit son tabac, roula une cigarette, mouilla le papier :
« T’en fous, toi, de la sécheresse – il suça la cigarette avant de l’allumer – t’habites au bord de l’eau ! »
On voyait d’ici, dans le petit matin qui prenait des couleurs à vue d’œil, les carrés de légumes du courtil balisé par le vert vaporeux strié de tiges jaunes des saules qui l’abritaient du vent. Une pièce de sainfoin le séparait de la maisonnette du facteur, contre l’appentis de laquelle s’étageaient les caisses grillagées des lapins. Toute cette luxuriance comestible embaumant la verdure et en train de naître, paisible, bien ordonnée, dans le petit jour, était fascinante pour un homme du désert obligé de charrier son eau tandis que d’autres avaient une rivière qui passait sous leur lit !
« Toi aussi, tu habites au bord de l’eau, dit le facteur d’un air entendu, et en feignant de considérer son hameçon dépouillé par les truites.
— De quoi », fit Reilhan, abasourdi.
Le facteur, d’une voix qui répète et s’applique : « Je te dis : toi aussi, tu habites au bord de l’eau. »
Reilhan regardait fixement Deleuze, qui paraissait visiblement satisfait d’avoir fait son petit effet. « Tu te fous de ma gueule ?
— Je me fous de la gueule de personne. Tu sais que mon père, il était employé de Mairie à Florac.
— Et alors ?
— C’est lui qui s’occupait du cadastre. Un jour, en cherchant le numéro d’une parcelle, il est tombé sur ta ferme. Maheux, qu’il y avait d’écrit sur le registre, combe de Maheux. Au-dessus de chez toi, sur la carte, il y avait un autre mot. Tu sais comment s’appelle la montagne, à cet endroit ? »
Le facteur rejeta sa ligne dans l’eau ; on entendit le petit « ploc » liquide.
« Elle s’appelle l’Aiqualette ; il paraît que ça vient du latin, comme l’Aigoual, et que ça veut dire « aqueux ».
— A queue ?
— Oui, aqueux, là où il y a de l’eau. D’ailleurs, ta source, il faut bien qu’elle s’alimente à une nappe souterraine. Les anciens, ils savaient ce qu’ils disaient ; s’ils ont appelé cette montagne l’Aiqualette, c’est pas pour des prunes. Dessous chez toi, je suis sûr que c’est plein d’eau. Seulement voilà, faudrait aller la chercher. »
L’Aiqualette. Plein d’eau sous la ferme. Aller la chercher. Reilhan contemplait les raies de légumes qui, là-bas, semblaient le narguer.
Sa tête se remplissait de fleurs et de verdure ; l’espace d’un éclair, il entrevit une sorte d’oasis qui ressemblait un peu à celles qu’on trouvait dans la vieille bible illustrée de son père, feuilletée quand il était gosse.
« Moi, si j’étais toi, je sais ce que je ferais, au lieu de me crever la paillasse à trimbaler mon eau. Je la ferais sortir de terre au-dessus de la maison et je l’amènerais jusque chez moi. Simple comme bonjour.
— Et si la source coule plus ?
— Justement : la source, c’est une chose, la montagne, c’est une autre ; même quand tout est sec, il y a toujours de l’eau, là-dessous, figure-toi. La preuve, c’est que dans Combebelle où c’est du granit, le torrent n’est jamais à sec ; regarde-le d’ici : il débouche entre les peupliers, là-bas, tu le vois ? Tout ce qui est le côté ouest, c’est du calcaire : un véritable morceau de gruyère. C’est juste en face, contre le flanc est qu’il te faut creuser : dans le granit, tu es sûr de trouver. Recta. D’ailleurs, toutes les vieilles mines abandonnées finissent par se remplir. »