Reilhan se souvint qu’effectivement, lorsqu’il était au chantier de jeunesse à Villemagne, il avait découvert par hasard, tout au fond de la vallée du Bonheur, une ancienne galerie, avec sa culée de béton maculée de cambouis où rouillaient les écrous du treuil, complètement envahie par l’eau ; un wagonnet renversé gisait au milieu des genêts, et augmentait l’impression de malaise qu’inspirait à tout le monde cet endroit, comme si ses anciens occupants l’avaient évacué en grande hâte. Il est vrai que cette ouverture béante, pleine à ras bord d’une eau noire et glaciale, ne laissait pas de communiquer à l’imagination une sorte d’horreur irrésistible ; on se représentait là-dessous des profondeurs mystérieuses, tout un monde souterrain livré à une éternité de ténèbres inertes et liquides et de froid. Ce qui rôdait autour de cette mine, c’était le maléfice du lieu interdit. On y était attiré malgré soi ; les hommes qu’on envoyait bûcheronner de côté-là finissaient toujours par se retrouver autour de l’ouverture de la mine, essayant de sonder du regard le gouffre glauque où la lumière elle-même, bien que l’eau fût parfaitement limpide, semblait ne pénétrer qu’avec répugnance.
Il se souvint aussi du puits que son père avait entrepris de creuser, rapidement découragé, comme d’habitude.
« Et tu crois que la nappe est profonde ?
— Je ne suis pas sorcier, ni sourcier, mais je peux te dire que si moi j’habitais là-haut, ça fait belle lurette que l’eau coulerait dans ma piaule. »
L’eau à Maheux. Ces mots possédaient quelque chose de magique ; l’hypothèse envisagée se situait de si longue date au niveau des utopies, pour ne pas dire des miracles irréalisables – de ceux qu’on ne prend pas plus au sérieux que la découverte d’un trésor ou le gros lot à la Loterie nationale – que ses vertus imaginaires dépassaient largement ses avantages réels. Que l’eau coule à un robinet sans qu’on ait à se préoccuper de l’économiser, de l’eau courante, fraîche, vivante, et non cette eau morte, ténébreuse et lourde des citernes – cela paraissait aussi incroyable que de prétendre ramener un cadavre à la vie. A tel point que le colosse lorgnait son interlocuteur sous le nez, allant et venant sans arrêt d’un œil à l’autre pour essayer de déceler le moindre pli de malice, la moindre expression suspecte ; mais non, rien ne clochait, ce dernier avait l’air parfaitement convaincu : « Crever de soif sur un château d’eau, c’est un monde ! Moi, à ta place, je n’hésiterais pas une minute : qu’est-ce que tu risques ? »
Six heures sonnèrent à la mairie de Saint-Julien. Après un dernier regard de convoitise aux raies de légumes du facteur, Reilhan empoigna les brancards de sa brouette et les deux hommes se séparèrent.
« Quand tu auras trouvé l’eau, tu m’inviteras à bouffer un bon gueuleton chez toi », lui cria Deleuze de loin.
Les premières voitures commençaient à circuler sur la route.
Tout en poussant son tonneau, Reilhan sentait comme une crampe bizarre lui travailler doucement les entrailles, il lui semblait que son chargement était plus léger que tout à l’heure, avant qu’il ne se soit arrêté au pont ; il pensait à ces carrés de légumes. Mais il y avait autre chose. Quoi, il n’aurait su le dire au juste. C’était une espèce de mouvement imperceptible dans le ventre, un peu comme ces chatouillements d’excitation que lui provoquaient, enfant, l’approche des vacances et le départ pour les grandes aventures forestières. Quoi qu’il en soit, cette étrange fébrilité lui fit perdre si bien la notion de l’espace et du temps qu’il se retrouva, éberlué, au sommet de la côte et donc presque arrivé, sans s’être rendu compte du chemin parcouru comme par enchantement.
Des élancements de lumière grisâtres et orange vif éclaboussèrent le ciel au moment où le soleil couleur de braise et quoique encore très bas, déjà cuisant, émergea lentement des cendres de l’horizon ainsi qu’une monstrueuse planète engendrée par la terre et encore rougeoyante du feu central. On devinait, rien qu’à voir ces dépôts de cendres qui encrassaient l’horizon un peu plus tous les jours, une énorme quantité de chaleur accumulée dedans et prête à tout embraser sur l’aire immense et jaunâtre des plateaux.
Des corbeaux passèrent, nonchalants, crapuleux, et s’abattirent sur les vieux châtaigniers au-dessus de la ferme. Reilhan tendit le cou : il n’y avait aucun épervier en vue. Depuis son départ pour Marvéjols, il n’avait plus eu l’occasion de songer à ces bêtises : tirer avec un mauvais fusil sur une cible inaccessible Maintenant, il avait d’autres chats à fouetter ; une rude tâche l’attendait au fond de ce cirque, dont il ne dirait rien pour l’instant a personne. L’Aiqualette. L’eau courante ; des fruits, des légumes, des œufs, des animaux. D’avance, il savourait le succès de sa solitude orgueilleuse.
Lorsqu’elle l’entendit arriver, elle sortit sur le pas de la porte ; elle avait les yeux rouges et battus de quelqu’un qui n’a pas dormi, ou qui peut-être a pleuré.
« Tu aurais pu me prévenir que tu ne rentrerais pas dormir…»
Elle s’arrêta, interdite :
« Mais tu es complètement en nage, mon pauvre ami ! Va donc te changer, ou tu vas attraper la crève… Il est dit que cette ferme aura ta peau, et la mienne avec ! »
Reposant la brouette au sol, calmement il la laissa parler, puis levant la main dans un geste qui ne lui était guère familier :
« Si ça me fait plaisir de me crever la peau, c’est mon affaire…»
Il souleva le tonneau et alla l’installer au frais dans la cuisine, sur deux chaises rapprochées ; puis se redressant, cramoisi et la voix coupée par l’effort :
« Pourvu que toi tu ne manques de rien, que tu aies ton tonneau d’eau fraîche tous les matins…»
Elle le regarda sortir, anéantie : onze mille cinq cents francs pour tenir jusqu’aux moissons, et cinquante litres d’eau par jour pour le train de la maison, et il avait le culot de déclarer qu’elle ne manquait de rien ! Mais quelle chose au monde viendrait à bout de cet entêtement grotesque et de ses illusions ?
Elle s’assit à la table et se mit à écosser des pois – de chez elle, naturellement ! – intriguée par le calme inhabituel dont il venait de faire preuve. Quelle nouvelle folie cachait son attitude ? Dans quelle entreprise abracadabrante allait-il encore se lancer ? Maintenant elle avait peur de lui ; non pas tellement d’être battue, bousculée, ou quoi que ce soit de semblable. Sa violence était assez bruyante pour ne pas franchir certaines limites ; et elle ne doutait pas qu’il y ait en lui un code d’honneur obscur qui réduisait à une part de spectacle très personnel le trop-plein de cette violence. Non, c’était plus grave que cela. Elle avait peur qu’il ne devienne fou.
Quarante-huit heures après, au début de la matinée, une sourde explosion ébranlait le sol et se répercutait entre les parois du cirque : c’était Reilhan qui s’essayait à son premier coup de mine.
6
« Qu’est-ce que tu comptes faire de toute cette poudre ? »
Ebahie de lui voir acheter tout son stock de poudre d’un seul coup, la vieille buraliste de Ferrières qui vendait également des cartouches ou de quoi en fabriquer soi-même aux gens du pays depuis un demi-siècle, et présentait les cigarettes et le tabac sans façon, dans le placard de sa cuisine, l’observait à travers ses petites lunettes rondes et luisantes ; deux griffes de moustache accrochées au coin des lèvres comme des barbillons de poisson-chat donnaient à ce visage légèrement mafflu et plutôt jaune quelque chose d’asiatique et de mercantile que les garnements attribuaient jadis à la vente prolongée du « Fil au Chinois ».