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Reilhan compta sans répondre deux mille cinq cents francs sur la toile, cirée de la table (il les avait chapardés cette nuit même dans la réserve). Vingt-cinq sacs de poudre noire d’une livre, il y avait de quoi écorner de la roche pendant quelque temps ; à raison d’une demi-livre par explosion, cela représentait donc une cinquantaine de mines, et coûtait bien moins cher que la dynamite, certainement plus efficace, mais au prix déjà élevé de laquelle il aurait fallu ajouter celui du cordon fulminant, solution d’un coût prohibitif pour ses moyens – tandis qu’avec la poudre noire, une simple pincée dans du papier journal froissé en tire-bouchon faisait office de mèche ; évidemment, il fallait courir un peu, mais ça fonctionnait très bien, il l’avait expérimenté le matin même avec ce que les éperviers et les corbeaux lui avaient laissé de poudre. Une explosion un peu molle, lente, assez décevante du point de vue bruit, un nuage de fumée qui partait à la dérive et empestait le nitre, une vieille odeur de bataille et de terre remuée qui flottait encore un moment autour du rocher déchiqueté, dont les cassures fraîches faisaient songer à une souffrance muette, affreuse, inexprimable. Le pic et la barre à mine ne chômeraient pas, là-haut, dans cette hêtraie qui dominait Maheux de cinq ou six cents mètres, et dont les dessous moussus et assez tendres disaient des fraîcheurs secrètes, en tout cas devaient bien pomper quelque part de quoi conserver leur souplesse. A part la corvée d’eau qui lui mangeait deux heures tous les matins, mais c’était le salaire de la victoire, il pourrait, du moins jusqu’aux moissons, se consacrer entièrement à cette tâche qui le minait déjà autant que ce qu’il minerait lui-même la montagne.

Au moment de quitter la buraliste, il se souvint qu’il n’avait presque plus de tabac, et allongea trois francs de plus sur la table pleine de mouches ; il empocha le gris, et, son sac bourré de poudre sur l’épaule, il ouvrit la porte, enveloppé aussitôt par une atmosphère de four.

« Tu préfères garder le filon pour toi tout seul ? »

Goguenarde, incarnation de la nécessité rassise, mercantile et asexuée, elle vint derrière lui à petits pas pour refermer la porte. Feignant de ne pas entendre, il tourna lentement sur lui-même comme une barque trop chargée et s’enfonça dans la glu aveuglante de l’après-midi.

La draille prenait à une centaine de mètres du hameau ; raclée jusqu’à l’os par le passage des troupeaux, elle charriait ses omoplates de calcaire constellées de crottes de moutons, d’un bout à l’autre du plateau ; elle cliquetait et sonnait sous les pieds comme des débris de porcelaine.

Cette tache verdâtre qui coulait, là-bas en face, contre le flanc est du plateau, et tapissait jusqu’à mi-hauteur un vaste pli d’érosion, c’était L’Aiqualette.

Maintenant qu’il y avait ce nom en lui, il se sentait habité comme un homme épris par le nom de celle qui l’obsède. Le nom lui-même faisait songer à ces échassiers paradisiaques qui exécutent en gonflant leurs plumes leurs danses guerrières au bord des marais, sur des pattes fines à se briser comme du verre filé. Chaque fois qu’il y pensait, ça sautillait et ça voletait dans sa cervelle dans un battement d’ailes multicolores.

Il s’arrêta pour rouler une cigarette, posa son sac à l’ombre d’un cade avant de frotter le briquet : gare à la poudre ! Plus à gauche, juste au-dessus des falaises, et à peu près au même niveau que la draille, un rectangle rouge et jaune rapiéçait le plateau : la Grand-Terre, dont le blé neuf avait déjà recouvert par trois fois le souvenir macabre qui la souillait. Les clapiers souterrains la marquaient de pelade çà et là, terre maigre, osseuse comme un thorax de bête efflanquée, orientale, famélique, dont le poil élimé permettait pourtant à trois personnes de survivre et de vivre. C’est là qu’il avait tué cet énorme lièvre, le mois dernier ; à l’affût, cette nuit-là, dans le mastaba devant lequel son père était mort, il avait un peu soulagé sa hargne en tirant l’animal presque à bout portant : flac ! Pas un pli ; raide mort !

Vers la droite, coupant du nord la plus grande partie du Haut-Pays comme un énorme remblai dont la chaleur effaçait pour l’instant les détails telluriques, le mont Lozère, presque entièrement chauve, désertique, planétaire ; à une altitude inférieure et plus près, dominant le Pont-de-Montvert du côté de son versant nord, et les ossements caverneux de Saint-Julien entassés au pied du versant sud, le Bougés arrondissait son échine chevelue, crêtée par la bande noire des sapinières. Du sommet de l’Aigoual, derrière le bastion granitique duquel à l’heure qu’il est le Sud hilare et vaincu flambe et crépite de cigales, jusqu’à celui du Lozère dont les clapiers géants blanchissent l’horizon comme une neige malade, fiévreuse, cinquante kilomètres de ciel, de plateaux, de forêts torrides tremblaient et se déshydrataient dans la lumière pulvérulente. Vers l’est, dont le ciel légèrement plus foncé semblait refléter les champs de lavande du Contadour, un nuage de fumée noire montait des garrigues en flammes.

Cette fumée lointaine inclinée sur l’horizon, qui rappelait vaguement l’époque des bombardements sur le Rhône, prêtait soudain au paysage ce rôle de second plan que lui imposent brièvement les événements historiques ; c’était comme si cette fumée trahissait tout à coup la véritable nature de ce décor d’habitude inviolé par le temps, et qu’elle impliquât, qu’elle appelât tout à coup on ne savait quelle hâte.

Il se levait de très bonne heure, entre trois et quatre heures du matin, de façon que la corvée d’eau soit faite et le tonneau à sa place avant que la chaleur et sa femme ne viennent tout compliquer ; de retour, il tâchait de faire le moins de bruit possible, se réconfortait, après cet effort qui lui laissait les jambes un peu molles, d’un bol de lait froid, croquait quelques châtaignons, et gagnait L’Aiqualette.

Le soleil horizontal remplissait le sous-bois d’une lumière rouge, pas encore assez chaude pour sécher la rosée qui trempait les plantes ; il traversait de grandes flaques d’odeurs immobiles, encore froides de nuit, et qui reflétaient encore le visage nocturne des choses. Quand il arrivait sur le chantier, une lumière éclatante l’enveloppait d’un coup et réchauffait contre ses omoplates la transpiration de la grimpée. Tout en roulant sa première cigarette, il observait avec un calme contentement les progrès accomplis la veille, surpris chaque fois de les trouver plus importants qu’il ne s’y attendait ; toute cette terre et cette rocaille fraîchement arrachées au flanc de la montagne lui apportaient une curieuse satisfaction, comme s’il se fut agi d’une récolte concrète, monnayable, et non pas uniquement celle, imaginaire, d’un travail peut-être inutile. Mais il ne s’interrogeait sur l’opportunité et la réussite de son entreprise que lorsqu’elle ne l’accaparait pas physiquement : au moment de s’endormir, parfois, juste à cet instant où il sombrait dans le sommeil et où il se trouvait face à face avec une réalité inconnue et hostile qui semblait rendre tout saugrenu et vain.

Très vite, la pelle et le pic avaient rencontré une semelle de granit assez compacte qu’il avait fallu attaquer à la barre à mine ; mais il ne faisait parler la poudre qu’à la dernière extrémité. Généralement, il suffisait de faire pénétrer la barre d’une dizaine de centimètres et d’exercer une pesée à l’autre bout pour détacher le bloc qui roulait au pied du monticule de terre avec un bruit sourd. Lorsque le bloc, trop lourd, trop profondément enraciné, résistait, il se résignait à employer la poudre, et n’utilisait pour la mèche que le strict nécessaire, quitte à galoper jusqu’aux premiers arbres, distants d’une dizaine de mètres, pour se mettre à l’abri.