Mais ce qu’il y a là-haut de plus impressionnant, c’est le silence ; les bruits qu’une oreille attentive est capable de discerner sur ces hauteurs sont de nature à rendre celui-ci encore plus sensible, ou plus oppressant, selon l’état d’esprit dans lequel on est. Le vent respire (métaphore indispensable au bon équilibre de l’esprit, devant ce panorama de mornes chauves qui se développe à perte de vue dans sa terrible impassibilité tellurique), les feuilles crépitent sous la pluie, une bête quelconque farfouille dans sa litière, des châtaignes dégringolent avec leurs bogues à travers les branches : rien qui fasse sursauter davantage que ces coups de fouet dans les feuillages ; des arbres morts entrelacés grincent comme une vieille charpente ; on entend de très loin le clapotis des lauzes sous lesquelles se glissent des serpents ou nichent d’énormes lézards, et, beaucoup plus près, la friture des hautes herbes embrasées d’insectes, par grand soleil. Tous ces bruits appartiennent au silence : ils mesurent son épaisseur, révèlent sa profondeur, lui fournissent sa consistance. Mais aucun d’eux n’est humain.
Les routes passent trop à l’écart de ces vallées borgnes pour qu’y parvienne le ronflement des rares voitures qui les empruntent. Ce n’est pas non plus un pays où porte facilement le bruit des cloches ; les villages y sont trop encaissés, les distances trop vastes, les obstacles trop nombreux, les versants trop escarpés pour qu’on puisse les entendre sonner comme à travers les campagnes aux paisibles ondulations, par ces matinées paysannes où s’enrouent les coqs, tout à coup vacantes et endimanchées, grâce à ces tintements grêles perdus dans la verdure. Ici, le dimanche n’a pas de saveur particulière. En toute saison et sept jours sur sept, c’est le même silence ; il n’y a rien d’autre pour le meubler que cette respiration indifférente du monde, dont on devra s’accommoder jusqu’à la fin. Mais la vie qu’on mène est si dure, elle offre si peu de distractions, que c’est au cœur même de ses tribulations qu’elle trouve son affirmation péremptoire, sa meilleure raison d’être.
Il y a dans cette attitude l’obstination malheureuse des bafoués et des laissés pour compte : une longue histoire hérissée de persécutions, de brimades, d’humiliations – sans oublier les négligences et les défections actuelles – a fini par donner l’habitude, sinon le goût des causes désespérées. Quand il ne s’agit plus de résister aux dragons du roi, et de les harceler à un contre cent, c’est ce monde ingrat qu’il faut vaincre, et seul, et à main nue. Cela ne peut pas aller sans un certain héroïsme, lequel n’est plus tout à fait de mise aujourd’hui. Aussi ne faut-il pas s’étonner si la plupart des jeunes montagnards renâclent devant une situation qu’ils jugent anachronique, et lui préfèrent des solutions médiocres, mais de tout repos. C’est ainsi qu’ils mettent la clef sous la porte dès que l’occasion se présente, et troquent volontiers la cognée ou les mancherons de la charrue contre le premier uniforme de fonctionnaire venu.
A moins précisément d’avoir à régler un compte personnel avec un de ces démons qui s’en donnent à cœur joie dans une solitude aussi totale, et en compagnie de qui on va tenter l’impossible. Et par les seules armes dont on dispose et en lesquelles on croit : la hache, le-pic, l’araire, ou le fusil si c’est nécessaire. Les mots, les idées, on s’en fout : on les assimile aux protestations grossières et aux palinodies grotesques de la politique (ou de la religion).
Les gens qu’on rencontre le plus souvent là-haut sont des créatures silencieuses, et qui apportent le même silence à l’accomplissement de toutes leurs tâches. Personne n’a envie de raconter sa vie : raconter quoi, et à qui ? On est seul en face d’une montagne à rebâtir en traversiers, seul au fond du puits qu’on creuse, seul à piéger les grives au large du plateau ou à tirer le lièvre qui améliorera l’ordinaire, seul à travers les bois qu’on dépèce ou la genêtière qu’on défriche ; seul avec ce démon qui vous pousse à combattre, quand par ailleurs il serait si simple de prendre ses cliques et ses claques et de tourner le dos à cette terre sans avenir, à cette existence sans agréments, comme le font beaucoup. Du reste, si on demandait à ces solitaires la raison de leur absurde acharnement, ils ne sauraient quoi répondre, ou bien ils répondraient des sottises ; eux-mêmes sont incapables de se l’expliquer. Et on comprend qu’ils ne le puissent pas : le niveau auquel se situe cette espèce de défi est si primitif, ou si inconscient, qu’il interdit au principal intéressé de s’en faire une quelconque représentation préalable, ou d’en tirer je ne sais quelle signification symbolique (les actes avortés dans l’œuf ou montés en graine sont assez fertiles en déchets de ce genre).
Mais la disproportion est telle entre le but poursuivi – et avoué en toute bonne foi : on creuse un puits parce qu’on a besoin d’eau – et la rage d’effort, la passion, les années qu’on y emploie et qu’on y sacrifie, qu’il est parfaitement légitime de s’interroger sur la nature réelle de l’enjeu. (Je parle bien entendu d’un spectateur éventuel.)
3
Maintenant, les trois hommes (que nous avions laissés à mi-pente) ont atteint le creux de la combe où le torrent rumine son eau noire en dégageant de la buée : là-haut, sur les crêtes, il faisait frisquet tout à l’heure, mais vers la fin de la descente, l’air émaillé d’un froid vif s’est soudain chargé d’une humidité glaciale, lourde comme du plomb ; elle fait fumer l’haleine et paralyse le visage : dans ces parages, même en été, une véritable mare de froid liquide stagne dès la tombée du jour.
Enfin, voici les premiers hêtres : le torrent n’est pas loin. A travers le sous-bois légèrement phosphorescent, règne une pénombre d’église ; c’est l’heure indécise où le ciel est tout noir et où la terre seule donne un peu de clarté. Le sol souple, ouaté de frais, assourdit la marche et crisse à peine sous les pieds. Zigzaguant au milieu des arbres, le sentier effacé par la neige devient illisible et se ramifie en autant de layons trompeurs : on ne peut se fier qu’à la pente, d’ailleurs de plus en plus raide, et très glissante ; avec ce barda à trimbaler qui s’empêtre à chaque instant dans le fourré, on perd facilement l’équilibre (il y a bien un trajet moins scabreux : celui qu’ils empruntent habituellement pour acheminer jusqu’à la ferme les chargements de blé ou de bois, mais c’est un sentier en pente douce, qui n’en finit pas de déployer ses lacets d’un bout à l’autre du versant, et ce soir, vivement la soupe !).
Ces brusques glissades qui fauchent les reins font jurer comme un païen le premier de la file : Abel, qu’on appelle surtout Reilhan l’aîné, auquel le triple privilège de la taille (il est immense, et dépasse son père d’une bonne tête), de l’âge (vingt-six ans), et du caractère (c’est un ours) confère des libertés, et en particulier des libertés de langage assez impressionnantes par rapport à l’éducation qu’il a reçue ; en effet, Reilhan est un vieil huguenot très à cheval sur les principes, notamment sur le chapitre des questions religieuses : dans ces familles où la bible fait loi depuis quelques siècles, où l’on est d’autant plus attaché aux traditions qu’on en connaît le prix et qu’elles ont été la seule garantie morale, l’unique sentiment de sécurité au milieu d’innombrables tribulations, on ne plaisante pas avec le ciel, et encore moins avec un usage immodéré des invectives qui s’en inspirent d’un peu trop près. Naguère, pour le plus petit mot de travers, c’était pour une bonne semaine la corvée d’eau – qu’il faut aller chercher au diable vert pour économiser celle de la citerne. Mais depuis que son fils a pris du poil de la bête, exactement : depuis le chantier de jeunesse d’où il est revenu en jonglant avec les troncs d’arbres comme avec des allumettes (on en reparlera plus loin), le vieux se contente de hocher la tête et de se racler la gorge un peu plus qu’il est nécessaire, juste pour montrer qu’il est encore là, et qu’il désapprouve.