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Parfois, il arrivait que l’artifice, colmaté plus ou moins bien, fît long feu ; Reilhan recommençait l’opération en se répandant en insultes à l’égard du ciel – qui ne s’entrouvrait pas davantage pour le frapper de son courroux qu’en d’autres temps il ne lui prodiguait ses bienfaits ; à ce moment-là, il regardait malgré lui dans la direction des falaises, comme pour chercher à sa colère une victime plus substantielle, et si d’aventure au-dessus de leur crête un épervier ou quelque autre rapace tournoyait dans le ciel serein, sa colère tombait d’un coup, ses imprécations tarissaient immédiatement sur ses lèvres, il était repris par sa vieille hantise, lâchant son instrument de travail et se dirigeant vers un hêtre où était pendu son fusil, sans quitter des yeux cette cible vivante et obsédante qui pendant quelques instants lui faisait tout oublier.

Il appuyait le canon sur une branche, visait longuement en savourant cette minute où il tenait sa proie au bout de son arme et où il avait l’illusion de disposer sur elle d’un pouvoir mystérieux. Enfin le coup partait, insignifiant, miteux, rompant aussitôt le charme, et le laissant chaque fois piteux et désœuvré jusqu’à ce que ses yeux retombent sur le chantier et sur cette ouverture qui commençait à se dessiner contre la montagne, et après avoir rechargé le vieux Chassepot, il revenait à son ouvrage, vacant et traînant les pieds jusqu’à ce que le goût lui revienne ; en général, il choisissait ces moments de flottement pour faire une pause, rouler lentement une cigarette, craquait une allumette ou frottait d’un coup de paume la molette du briquet, allumant à la même flamme sa cigarette et là pièce fulminante qui ébranlait la paix matinale d’une sourde et lente explosion dont la poussière et la fumée descendaient paresseusement la pente et interposaient entre elle et le soleil un voile jaunâtre d’où tombait une lumière d’éclipsé.

Il déposait les armes vers midi, lorsque les flots d’une chaleur épaisse, beurrée, remplissaient à ras bord l’immense dépression du cirque en exprimant des herbes et de la terre remuée des odeurs sèches et violentes ; il allait s’asseoir sous un hêtre, tirait sa gourde, avalait une lampée d’eau encore assez fraîche, croquait quelques châtaignes, un morceau de fromage dur et alcalin, mâchant avec les yeux en même temps que sa nourriture la terre amassée devant lui et l’éboulis de roche – dont l’importance semblait diminuer au fur et à mesure qu’augmentait sa fatigue, par une sorte de compensation négative. Avant de reprendre son travail, il faisait une sieste jusqu’à deux heures ; c’était le plus souvent une brûlure du soleil sur sa figure qui le tirait brusquement du sommeil ; il lui arrivait quelquefois de mettre un moment à se reconnaître, soit qu’il fût encore à moitié endormi ou que le soleil en tournant ait modifié suffisamment le site en l’éclairant d’une lumière dépaysante. La bouche ouverte, bras et épaules tombantes, il considérait stupidement l’excavation noyée de lumière que le roc à vif réverbérait d’une manière aveuglante.

Lentement, comme à regret, il reprenait son outil en main et, petit à petit, la journée se remettait en marche au rythme de ses bras jusqu’aux plages mauves, de fraîcheur et d’ombre où elle s’échouait le soir.

C’était l’heure où le monde autour de lui se remettait doucement à vivre de toutes ses plantes et de toutes ses bêtes ; après la terrible fureur solaire qui délabrait le décor en faisant ressortir ses plaies et ses usures avec une indécence orientale, pouilleuse, mariant la zone industrieuse et le gourbi efflanqué, l’atmosphère retrouvait un peu de sa liquidité matinale, la fraîcheur d’herbe du serein montait des fonds déjà violets où commençaient à s’allumer çà et là, visibles depuis le chantier, des lueurs soufrées que la nuit arrivante révélait aux emplacements des fermes et des hameaux. Il y avait chaque soir dans cet instant une stimulation paisible et plus ménagère, l’envie de se trouver à une table avec d’autres personnes, de boire et de manger en leur compagnie, de traverser lentement les villages bruissants de rumeurs et de voix conversantes, à l’heure où les filles gonflent leurs bouches dans l’ombre vanillée par la brillantine de leurs cheveux, ou par l’émanation douceâtre et amoureuse des tilleuls – l’heure où les costauds poilus de la cinquantaine gaspillent à la pétanque leurs dernières cartouches politiques ou sexuelles, l’heure où les vieux assis sous les platanes branlent du chef, exhument leurs vieilles réprobations en oubliant qu’ils vont mourir cette nuit et que cette histoire de courte durée aura été sans importance.

Plus loin, là-bas, au bord de la mer ou dans les fourrés autour des bals publics, il y en a qui se foutent pas mal que ça ait de l’importance ou que ça n’en ait pas, qui baisent en cadence, et jouissent crapuleusement, comme des chats.

Ses outils rassemblés et roulés dans une bâche pour que la rosée du matin ne les lui rende pas trempés, il descendait à grands pas heureux, foulant les herbes molles d’humidité et le sol élastique qui rendait sa fatigue plus légère a emporter. La réalité qu’il descendait avec lui – bataille contre la montagne, ensemencée de grands horizons et de ce flottement incomparable d’aventure qu’apporte un immense avenir incertain – lui faisait oublier celle qui l’attendait en bas devant la porte, la réalité des lèvres pincées, nez triste, mains crochues, avides de manipuler autre chose que des promesses, et n’ayant que faire d’incertitudes lyriques : la réalité haineuse qui compte et qui spécule, congénitalement frustrée, criblée de convoitises comme une pelote d’épingles, ramenant tout à la propriété immédiate des choses, ladre dans le lit, devant la mort à qui l’on ne prête rien, ou du bout des lèvres, au cabinet, éternelles constipées refusant également de prêter quoi que ce soit au monde dont elles ne puissent par avance escompter un triste profit, perdant tout pour gagner une misère sur la misère et préférant l’épargne et la sagesse médiocre des bourreaux du portefeuille à la folie qui marche les mains dans les poches vides et qui emporte tout son bagage, dans le creux de la tête. « Tu nous mettras sur la paille… Nous finirons comme ta pauvre mère, elle m’a encore mordue ce matin… Ton frère a compris, lui, et il doit bien rigoler dans sa Suisse… Dire que j’étais si bien toute seule à Mazel-de-Mort… Si tu crois que tu nous en sortiras parce que tu fais un trou dans la montagne, si tu crois que ça mettra du beurre dans les épinards parce que tu seras arrivé à faire couler l’eau jusqu’ici après Dieu sait combien d’années de bagne… Tu te crèves, tu te crèves, pendant ce temps les autres s’enrichissent, on donne des primes à droite et à gauche, et nous restons-là, à attendre que le ciel nous verse sa corne d’abondance. Des fois je me demande si tu n’es pas fou. »

Un soir, sans plus lui répondre que les autres jours, il fit un balluchon de sa couverture, empocha son tabac, deux ou trois poignées de blanchettes, décrocha la lampe tempête, et remonta dormir là-haut, sous le ciel poudré d’étoiles, au milieu des innombrables murmures de la nuit. La lune glissait sur les feuillages lisses, éclatait sur l’herbe en mille morceaux. La nuit était si calme qu’on n’entendait même pas respirer la forêt. Au-dessus du monde des hommes neutralisé par les ténèbres et le sommeil, les roulades des rossignols à travers l’obscurité lumineuse établissaient un autre univers d’une fastueuse sérénité, négligente des différences qui font le malheur des hommes. Le bruit d’un moteur émergeait quelquefois un instant, impur, accidentel comme une scorie dans l’eau claire ; très vite, le ronronnement indiscret retombait dans les caniveaux de la montagne, la nuit retournait à sa sérénité stellaire luxueuse, inhumaine, étrangère au temps, sans mémoire, ni commencement ni fin – semblable au visage inexpressif d’une divinité.