Bien que moins grave, le dernier problème était peut-être le plus emmerdant : comment expulser dehors les déblais de la mine. Jusqu’à présent, il charriait les rochers sur le ventre ou en les faisant rouler par terre lorsqu’ils étaient trop lourds ; mais désormais, la distance à parcourir rendait cette tâche de plus en plus fastidieuse.
L’utilisation s’imposait d’un véhicule quelconque qui lui épargnerait toutes ces manipulations incommodes, ces va-et-vient à n’en plus finir avec des dalles pesantes appuyées contre l’estomac, ou ces sacs de jute bourrés de cailloutis à crever. Et qui naturellement, ne s’en privaient pas, de crever, les enc… !
La brouette.
C’était la seule solution.
Mais alors il faudrait la redescendre tous les matins, sinon, comment trimbaler le tonneau ? Pendu à son cou, comme un tonnelet d’eau-de-vie au cou d’un Saint-Bernard ? Ce serait déjà assez pénible de la transbahuter jusqu’ici sans chemin, à travers les broussailles, les souches, les rochers, et par le travers d’une pente à toucher l’herbe du nez ! Répéter cet exploit tous les jours serait une pure folie. Il examinait ses mains, les posait sur sa poitrine : la mécanique a beau être solide, un jour ou l’autre, elle finirait par craquer, à ce régime-là…
Il se sentit envahi par une soudaine montée de découragement. Il sortit à pas lents de sa grotte, s’immobilisa au sommet du cône d’éboulis, dans l’aveuglante lumière d’août, et comme si brusquement il venait de perdre confiance en lui-même, en ce qu’il faisait, toutes ces roches empilées les unes sur les autres, ou renversées dans l’herbe, ce trou noir ouvert dans la montagne lui parurent une vaine, harassante et bien étrange entreprise – oui, vraiment, l’œuvre d’un demi-fou. Il se demanda si tous ses efforts serviraient à quelque chose, si ce n’était pas du temps et beaucoup de peine perdus que de s’être lancé sans réfléchir davantage dans une opération aussi ambitieuse et qui se révélait peu à peu être au-dessus de ses forces. En considérant à ses pieds tous les déblais de la mine, il avait l’impression que c’était les ruines de son édifice imaginaire qui venaient de s’effondrer rien qu’à cause d’une brouette. Les ruines de son projet.
Il alla s’asseoir, le dos contre un arbre, sentant en lui un grand vide ; il n’éprouvait même pas cette envie de fumer qui récompensait d’habitude une phase de travail menée à son terme. Pas plus qu’envie de tirer avec un mauvais fusil sur une cible inaccessible : il regardait le tiercelet planer tranquillement à la verticale du chantier, sans faire un geste vers le fusil qui pendait tout chargé à une branche. Qu’il plane tant qu’il veut, celui-là, lui était dégoûté de tout. Il se laissa envahir de pensées somnolentes et ne bougea plus ; rien que l’idée de descendre à Maheux pour chercher la brouette lui pesait comme une tâche insurmontable, surhumaine. Il se voyait arc-bouté contre cette pente, poussant toute la montagne sur ses épaules, attelé à une brouette dans laquelle, lorsqu’il se retournait pour voir ce qui pesait si lourd dedans, il constatait que sa femme et sa mère avaient pris place. Il essayait de les faire partir, mais elles résistaient et s’accrochaient de toutes leurs forces.
Tout à coup, les brancards lui restèrent entre les mains, et il vit avec horreur la brouette où gesticulaient les deux femmes s’enfoncer dans la pente et prendre de la vitesse. Il poussa un gémissement sourd, comme s’il s’arrachait lui-même à cette chute par une violente ruade, et il se réveilla brusquement : il faisait presque nuit ; il devait s’être endormi de fatigue, et avait fait un cauchemar.
Il crut avoir entendu un bruit anormal et prêta l’oreille : ce n’était qu’un peu de vent qui soufflait par moments dans les arbres. Du vent, il y avait longtemps qu’il n’y en avait pas eu – pas un souffle d’air depuis des semaines : l’été n’était qu’un bloc de chaleur énorme dans lequel tout était enrobé comme dans une cuve de graisse bouillante. Ces quelques soupirs qui agitaient les feuilles des hêtres semblaient aussi prometteurs et miraculeux que le langage de la mer après la traversée du désert. Il se dressa et eut envie d’aller fumer une cigarette là-haut, au-dessus du chantier, vers le sommet de la montagne où ce ressac d’air frais devait apporter des nouvelles du grand large.
La nuit, pleine d’étoiles au-dessus de sa tête, était complètement noire du côté de l’ouest – sauf par instants, où un cillement lumineux d’intensité variable révélait l’architecture et les plans successifs de montagnes et de sites inconnus dont la rétine n’avait pas le temps de fixer les images, et qui laissait juste apparaître à chacun de ses flashes d’immenses cavernes phosphorescentes suspendues entre ciel et terre. Cette illumination silencieuse et saccadée rappelait, plus qu’un orage lointain, ces lueurs intermittentes et de force inégale que les bombardements faisaient palpiter la nuit au-dessus du Rhône et des cités de l’Est.
Assis sur une souche au milieu de la clairière osseuse qui tonsurait le sommet de la croupe, il grilla pensivement sa cigarette, guettant le moindre indice, la moindre saute de vent, la plus infime augmentation d’intensité du cillement électrique qui parût annoncer que l’orage en train de s’amorcer ou peut-être de ferrailler sur les pentes de l’Aubrac ou au-dessus de Rodez allait venir crever par ici et faire changer l’été de cap. Mais la molle répétition d’éclairs continuait à illuminer brièvement et sans bruit les décors de nuages verticaux, et, peu à peu, elle sembla s’affaiblir et s’interrompit tout à fait au bout d’un moment, laissant le fond du paysage plongé dans l’obscurité, comme une scène de théâtre devant laquelle la rampe vient de s’éteindre. Le peu de vent qui soufflait tout à l’heure s’était recouché au sol ; il y avait un silence extraordinaire, on n’entendait aucun chant d’insecte ni le moindre glissement dans les herbes : on aurait dit que toute créature vivante venait d’abandonner ces hauteurs et qu’il en était le dernier occupant. Il éprouva une gêne bizarre à demeurer tout seul plus longtemps au milieu de ces bois silencieux, devant cet horizon ténébreux et muet, sous ce ciel noir et sans lune où tremblaient des étoiles disséminées – plus rares, semblait-il, que les autres nuits, comme si le ciel lui-même accusait ce soir une espèce de désertion. Il décida, pour le coup, de ne pas passer la nuit dehors et de dormir dans la galerie : cette huit morte, déserte, accablée d’on ne savait quelle stupeur, ne lui disait rien qui vaille, et peut-être les moments désagréables qu’il avait traversés cet après-midi y étaient-ils pour quelque chose, mais une fois qu’il fut blotti dans le fond de son tunnel, où, la bougie allumée, il fuma une dernière cigarette, il eut un étrange bien-être à se sentir entouré, protégé de l’extérieur par des milliers de tonnes de roche ; là-dedans, il était comme une taupe dans son trou : dès qu’il eut soufflé la bougie et qu’il se fut enveloppé dans sa couverture, il s’endormit au fond de son boyau souterrain comme un enfant entre les bras de sa mère.
Vers le milieu de la nuit, une épouvantable déflagration le tira brutalement du sommeil ; il crut sur le choc du réveil que tout avait sauté et qu’il allait être enseveli sous les décombres de la mine ; cœur battant à tout rompre, il se précipita dehors et fut accueilli par une immense lueur aveuglante qui déchira l’obscurité pour y laisser retomber dedans le décor qu’elle lui avait arraché l’espace d’un instant ; la clarté foudroyante fut suivie de l’énorme retentissement de ces cavernes nuageuses qui étaient venues se former au-dessus du plateau pendant qu’il dormait. Le grondement se répercutait dans des cavités que leurs échos creusaient pour l’oreille un peu partout dans le ciel ; il crut sentir la terre trembler sous ses pieds. Chaque coup de tonnerre s’abattait et résonnait au milieu du cirque avec la violence d’une bombe. Ce qui les rendait peut-être encore plus terrifiants, c’est qu’il ne tombait pas une goutte de pluie ; il n’y avait même pas de vent. Ce n’était d’ailleurs pas la première fois qu’il assistait à un de ces orages secs qui épouvantent femmes, enfants, animaux par la violence et la fréquence de leurs éclairs, et qu’il n’est pas rare de voir mettre le feu aux granges ou à la forêt. Par moments, lorsque l’éclair se produisait, on aurait dit que le ciel se déchirait, avec un bruit très matériel d’étoffe qui s’arrache, d’une incroyable méchanceté. Il fermait à demi les yeux et rentrait la tête dans les épaules. Il éprouvait de la haine pour cette débauche gratuite de vacarme et d’électricité qui secouait et incendiait de ses salves les hauteurs de la nuit sans être foutue de verser une goutte d’eau. Dire qu’il y avait dans ces nuages de quoi faire cesser immédiatement ses ennuis ! Fini, les corvées à Saint-Julien, les pertes de temps, le forçage ; la citerne se remplirait (avec toutes les toitures qui l’alimentaient, elle pouvait se remplir en une nuit) ; la source recommencerait à couler, le bassin lui aussi se remplirait, il irait chercher la brouette dès demain matin, sa femme ne le harcèlerait plus de ses récriminations incessantes, peut-être de nouveau consentirait-elle à redevenir une femme, alors que depuis des mois, malgré le bassin, malgré le lièvre, malgré les onze mille cinq cents francs, ceinture !