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Il fit un pétard de mine un peu plus puissant que d’habitude, tout le sac y passa, cinq cents grammes de poudre, histoire de dérouiller un peu le chantier – et cette paroi grise et dormante qui n’avait pas lâché un gramme de roche depuis trois jours : tu vas voir, ma mignonne, ce que tu vas prendre dans les calcifs ! Il ensemença le trou, tortilla la mèche de papier journal avec le restant de poudre, bourra en ménageant le passage pour elle, et une fois allumée et grésillante, bondit hors du trou le diable à ses trousses.

Un bon diable : c’était chaque fois un moment rudement excitant à passer ; il dégringolait au milieu des rochers, se mussait derrière son arbre, et cœur battant, cou tendu, bouche grande ouverte, attendait la déflagration comme si la montagne tout entière allait sauter avec lui.

Ce mardi soir-là, elle ne sauta pas mais ce fut tout comme ; étreignant le tronc du hêtre derrière lequel il s’abritait, il sentit le coup venir lui résonner dans la poitrine, et quelques dixièmes de secondes après, léger décalage qui donnait à l’explosion on ne savait quoi d’imparfait et de vivant, un nuage de poussière et de fumée violemment expulsé de la galerie vint coiffer son émotion d’une bizarre ivresse ; peut-être parce qu’il en était privé depuis plusieurs jours, et que pour saluer son retour il avait doublé la charge de poudre habituelle, cette sensation n’avait jamais été si pointue, si exquise. La fumée s’était dissipée depuis un bon moment qu’il en avait encore les sangs tout retournés.

Là-bas au fond, le résultat obtenu était à la hauteur du vacarme ; le sol était jonché d’éclats presque jusqu’à l’entrée. Entre deux lourdes dalles, écartées de la paroi par l’explosion, la lueur tremblotante de la bougie dénicha une tache sombre ; il approcha la flamme : du sable ! Retenant sa respiration, il tendit le bras, plongea frénétiquement les doigts dans la fissure : sec !

Dépité un instant, il ne tarda pas à se reprendre et consacra une bonne partie de la soirée à charrier dehors à l’aide de sa brouette la récolte de l’explosion.

Il n’avait pas sommeil ; vers le mitan de la nuit, il prit son fusil et alla se placer à l’espère, dans cette éclaircie encombrée de grosses souches du milieu desquelles il avait assisté à la formation de l’orage.

La nuit était claire, calme, aussi légère qu’une nuit d’avril ; on voyait trembler des paillettes d’argent à la surface de la forêt ; le peu de lune qu’on voyait accroché dans le ciel, comme un croissant de carte postale sous lequel s’embrassent des amoureux, suffisait à faire étinceler la face vernissée des feuilles lavées par la pluie d’avant-hier. Il se souvint du nuage phosphorescent qu’il avait aperçu, une nuit, gravissant la montagne en face du chantier, chose magique issue d’un autre monde, et profitant de l’absence et du sommeil des hommes pour se manifester aux choses de la terre. Qu’est-ce que cela pouvait être ? Quand l’homme avait le dos tourné, le monde se remplissait de choses mystérieuses, d’étranges complicités naissaient entre elles, des alliances inconnues se formaient, dont nul n’avait idée, et dont il ne restait, aucune trace à son retour. Mais il fallait une prunelle pure et une oreille exercée pour les distinguer, pour en déceler les traces, comme il déchiffrait jadis celles laissées par les visiteurs nocturnes autour de la borie sur la can des Ferrières. Ainsi le chasseur immobile au milieu d’une lande morte surprend-il peu à peu une petite vie encore intimidée qui s’éveille et s’étire, oublieuse bientôt de la menace embusquée quelque part, et donnant le spectacle insolite et dépaysant au témoin camouflé, de créatures vivantes livrées sans calcul à l’existence – une existence dont les hommes se sentent exclus mais dont certains d’entre eux conservent comme une mémoire obscure.