L’odeur des champignons frais qui poussaient de la tête sous les souches vermoulues finit par l’endormir ; ce fut le cri rouillé d’un oiseau nocturne qui le réveilla deux heures après. Il alla se recoucher au fond de la galerie et se rendormit sur-le-champ.
L’automne fut de courte durée ; de grands oiseaux de passage volant en formation symétrique, noirs et silencieux, précipitèrent l’arrivée de l’hiver. Un matin, en écartant la bâche qu’il avait tendue devant l’ouverture de la galerie pour que le froid de la nuit n’y pénètre pas, il constata qu’il avait un peu neigé ; sauf les fonds estompés dans la grisaille, tout le paysage était blanc à partir d’un certain niveau. Des corbeaux passèrent en croassant dans le ciel pâle et froid, cherchant fortune et pleurant misère ; leur cri s’accordait aux sillons des champs labourés qui plissaient sous la neige fine, éclatée par endroits de grumeaux de terre noire. Il y avait un fil de fumée bleue accroché à la cheminée de la ferme. Hier encore, tout était lumineux et chaud. Qu’elle semblait loin, la canicule ! Cette brusque chute dans l’hiver escamotait chaque fois le temps sous les pieds, et pendant plusieurs jours, on tournait sur soi-même comme une bête qui ne se reconnaît pas dans sa bauge ; on avait un peu l’impression que la seule saison vraiment durable, c’était l’hiver. Les jours de soleil qu’on avait vécus paraissaient aussi mystérieux et fugaces que le lointain trou de lumière de la jeunesse.
Maintenant que les nuits glaciales le forçaient à réintégrer son lit – mais il y avait aussi dans sa décision le désir de ménager sa femme – il avait adopté un nouveau rythme de travail. Debout à six heures, une bonne assiette de soupe avalée, il partait pour la forêt, meilleure à tout prendre que les moissons : il travaillait seul ; au milieu des arbres, on est seul sans l’être.
La nuit tombait vite, mais pour creuser sa mine, il n’avait pas besoin de la lumière du jour. Dès cinq heures de l’après-midi, une fois qu’il avait rentré son voyage de bois et dételé le cheval dont elle voyait, en levant le nez de son tricot, fumer les naseaux à travers la vitre, il se réconfortait d’un bol de bajana et repartait là-haut ébranler sa montagne et écorner de la roche jusqu’à onze heures du soir, parfois minuit. Elle l’attendait pour se coucher, assise près du fourneau, le nez plongé dans son tricot, et il croyait chaque fois voir sa mère, qui avait occupé cette même place et attendu elle aussi quelqu’un ou quelque chose pendant plus de trente ans.
Il accrochait sa canadienne à la patère, posait son fusil, chien baissé, dans un angle de la pièce, s’approchait, fumant, crotté, glacé, rouge et sentant la poudre, tendait ses mains toutes crevassées au-dessus du fourneau :
« C’est moitié sable et moitié rocher depuis quinze jours ; maintenant, je sens que ça arrive. Un de ces quatre matins, tu me verras rentrer trempé comme un rat. »
Elle haussait les épaules, repliait son tricot, baissait le tirage du fourneau pour que les braises tiennent jusqu’à l’aube :
« Si tu rentres…»
Il n’aimait pas cette voix neutre avec laquelle elle lui répondait ; une voix qui disait son absence d’intérêt, décourageante, découragée. Une voix inhumaine. Il roulait la dernière cigarette de la journée ; quant à cette menace ridicule, très peu pour lui de risquer l’accident : maintenant qu’il creusait dans du friable – ce qui avait le double avantage d’économiser la poudre, presque épuisée, et de prouver qu’on progressait dans la bonne direction – il boisait poutre contre poutre, quasiment : le bois ne lui coûtait rien, que la peine de le couper. Au fond de cette galerie de trente-cinq mètres, il se sentait plus en sécurité que dans son lit.
Elle prenait la lampe, il la suivait dans l’escalier.
« Tu m’enterreras pas encore, va ! »
Ils pénétraient dans la chambre glaciale.
« Je n’aurai pas besoin de le faire », glissait-elle au moment de souffler la lampe, mais déjà, il ronflait.
Par bonheur, ce ne fut pas une année de grosse neige ; il y en avait juste assez pour cendrer la terre et permettre aux allées et venues des lièvres de s’imprimer sur la croûte glacée et de conduire jusqu’à leur gîte : il en tua trois coup sur coup, juste avant les fêtes, ce qui parfuma et enjoliva un peu l’atmosphère rigide et froide de la maison. Avec la vente de l’un d’eux, il offrit à la ménagère une paire de pantoufles chaudes pour la Noël (elle se plaignait d’avoir toujours froid aux pieds). Ce cadeau royal devait la préparer à la nouvelle décision qu’il avait prise depuis plusieurs semaines, et qu’il n’osait lui annoncer : il ne reprendrait pas le travail à la scierie ; il ne se retrouverait pas dans la sciure et le fracas des scies, à essuyer du matin au soir les quolibets de tous les petits besogneux de Florac, qu’il feignait de ne pas entendre, mais qui finissaient, bien qu’il ait la peau dure, par le démanger et le piquer sérieusement : vient un âge où l’épiderme dur aux épreuves l’est moins aux blessures d’amour-propre.
La forêt, la galerie… Maintenant, il prenait le large. Un jour viendrait où, grâce à l’eau, il obtiendrait définitivement son indépendance ; il avait déjà tiré pas mal de plans dans sa tête : au printemps, peut-être… Et en y songeant, il ressentait toujours la même petite crampe d’anxiété au ventre, comme s’il allait sauter dans le vide – peut-être parce que c’est toujours sauter un peu dans le vide que de songer trop précisément à l’avenir.
Tous les matins, le givre collait ses arabesques multicolores contre les vitres ; l’air, dehors, tintait comme du cristal : on entendait le moindre bruit glisser sur le silence avec une grande netteté : aboi d’un chien, effondrement mou et feutré de la neige garnissant les sapins qui se délestaient de temps en temps, égouttis et gloussements du dégel de midi, lorsqu’un pâle rayon du soleil franchissait le voile gris des nuages, grincement d’une charrette, ronflement ahanant d’une guimbarde quelque part entre ciel et terre, à l’assaut épuisant d’un col, ou simplement, vers le milieu du jour, le léger craquement de la neige sous la tiédeur du soleil.
Un jour, comme il se trouvait à la tâche en pleine forêt, il entendit un cri bizarre dans le ciel, et levant la tête, il aperçut un épervier – ou en tout cas un rapace, qui tournait très haut dans le soleil blanc et anémique – lointain. C’était la première fois qu’il entendait crier un épervier ; du reste, enfermé dans son tunnel, il n’avait pas eu, depuis des mois, l’occasion de satisfaire cette manie insolite que la vue d’un de ces oiseaux lui inspirait. Il laissa sa hache plantée dans l’arbre, saisit posément son arme, dans laquelle, grisé par le triplé de lièvres qu’il avait réussi, il triplait également la charge de poudre : on lui avait affirmé que le Chassepot était capable de résister à une pression bien supérieure à la normale, et il l’avait expérimenté plusieurs fois en coinçant le fusil par précaution entre deux rochers et en tirant sur la détente à l’aide d’une longue ficelle. Le résultat avait été surprenant : l’arme tonnait d’une voix beaucoup plus mâle et expédiait ses plombs à une distance beaucoup plus grande : à plus de soixante mètres, il avait retrouvé leurs éraflures sur un tronc d’arbre. Maintenant : gare ! Toute sa vie, le vieux Reilhan s’était baladé avec un thermomètre à la main : pour atteindre une proie, il fallait quasiment l’enfoncer dans la bouche ou dans le derrière de celle-ci. On lui avait conseillé de ne pas dépasser deux grammes de poudre, mettons. C’était le genre de type qui n’aurait jamais essayé de vérifier par lui-même si on pouvait en mettre trois sans se faire péter la gueule. La consigne du zouave ; comme pour la flotte, comme pour tout.