Il prit son temps, visa longuement, le canon appuyé sur une branche, le point noir de l’oiseau vraiment très haut et perdu dans le ciel d’hiver que le froid rendait plus vaste, malgré le voile nuageux ; lorsque le coup partit, il se produisit une chose extraordinaire : comme s’il avait été touché, le rapace exécuta une espèce de gigue en battant des ailes d’une manière désordonnée et en amorçant une chute en feuille morte. Touché ! Reilhan lâcha son fusil et se mit à courir dans la neige comme un fou, les yeux hors de la tête ; son cœur battait à tout rompre. Il l’avait eu ! Il l’avait eu ! L’oiseau, en effet, paraissait incapable de retrouver sa stabilité et de reprendre de la hauteur ; il battait des ailes, ou, plutôt, il se débattait et continuait à perdre de l’altitude, comme lesté d’un poids trop lourd. Parbleu, c’était de plomb qu’il l’avait farci ! Il courait dans la neige en écartant devant lui à la hauteur de son visage les branches qui lui fouettaient ses oreilles gelées, essayant de ne pas perdre des yeux sa victime.
Soudain, l’épervier parut se reprendre, et amorçant un début de vol plané, il plongea derrière une crête du plateau, cent cinquante ou deux cents mètres plus loin. Reilhan, au moment où l’oiseau disparut, crut voir quelque chose se détacher de lui et tomber, trop rapidement pour être une plume à vrai dire. Il parvint bientôt au sommet de l’éminence, rouge, transpirant, hors de lui ; ses yeux exorbités roulaient, inspectaient dans toutes les directions le blanc mat de la neige gelée où çà et là perçaient quelques touffes de genévriers écrasés au sol. Aucune trace de l’épervier, naturellement ; rien qu’un petit rongeur qu’il trouva un peu plus loin étendu sur le dos, raide mort et sec depuis Dieu sait combien de temps. Il le saisit, considéra pensivement dans le creux de la main ce fétiche tombé sans nul doute du ciel, et, troublé, l’empocha. Il avait peut-être touché l’oiseau à une serre ; il ne le saurait jamais. En tout cas, c’était un coup extraordinaire qu’il avait réussi : arracher sa proie à un épervier qui plane à une telle hauteur lui paraissait un exploit prodigieux, et il ne put s’empêcher, le soir même, d’en faire le récit détaillé à sa femme. Il lui montra le petit cadavre emmitouflé dans sa fourrure. Marie observa le rongeur avec une curiosité teintée de dégoût :
« Jette-moi ça au feu tout de suite, veux-tu ; ne dirait-on pas que tu as décroché la lune ! »
Reilhan ne répondit pas, mais ouvrant la porte et sortant comme s’il allait se débarrasser de la chose, il la fourra rapidement dans un trou du mur à l’intérieur de la remise où nul ne la dénicherait. Au moment de s’endormir, il se demanda si l’épervier avait pu aller crever plus loin, ou si simplement les plombs en lui fouettant les ailes l’avaient affolé. Quoi qu’il en soit, il s’était passé quelque chose – et à quelle altitude ! – il avait fini par atteindre cette cible ensorcelante qui, périodiquement, traversait son ciel et réveillait en lui la plus singulière et la plus gratuite des curiosités.
Le lendemain, par une manière de compensation où la quantité remplaçait plus ou moins la qualité, il tua quatre corbeaux de taille respectable, et en quatre coups de fusil – ce qui à ses yeux donnait une plus-value secrète à cette proie médiocre ; qu’il ne ramassa d’ailleurs même pas et abandonna dédaigneusement aux renards. Il regardait le ciel inhabité, fixant le soleil terne, et sentant se creuser en lui le même désir confus et insatiable.
9
Cet hiver-là, n’eussent été les chèvres, on les aurait peut-être retrouvés morts de faim – ou salement anémiés, c’est le moins qu’on puisse dire ; non pas que celles-ci donnent encore du lait en cette saison : ils les mangèrent. Et le plus drôle, c’est qu’il soit arrivé à lui faire accepter sans drame de manger ses propres chèvres (elle les appelait : « mes compagnes ») ; ils en firent rôtir une, qui leur dura la semaine ; les deux autres furent salées et pendues dans la remise glaciale ; tous les matins, Marie allait en découper un morceau dur comme du bois, avec lequel elle accommodait sa soupe, ou quelque ragoût. Elle aurait peut-être fini par accommoder son chien lui-même en sauce avec la même terrible soumission. L’univers dans lequel tous les deux vivaient maintenant n’était plus celui de tout le monde. Lui ne pensait plus qu’à sa galerie, sacrifiait tout à cette tâche démente, et elle, lui obéissait, entrait dans son jeu avec cette passivité sinistre qu’on destine aux fous et que leurs lubies et leur cruauté imposent.
Lorsqu’il lui avait appris son intention de ne pas reprendre le travail à la scierie de Florac comme les autres années, elle n’avait pas réagi davantage qu’elle ne s’était indignée du sacrifice des chèvres – et elle ne broncha pas non plus lorsqu’elle le vit un matin charger sa crédence sur le charreton d’un brocanteur qui passait la région au crible et était en train de faire fortune en dépouillant les fermes de leurs vieux meubles, ou même en arrachant les poutres et en descellant les pierres des cheminées dans les bâtiments en ruine. Et l’espace de deux mois, l’homme revint trois fois faire le vide dans les pièces ; elle prêtait main-forte, au-delà de toute réaction, pour déménager le meuble dont le montant de la vente s’envolait par moitié en nourriture et par moitié en fumée au fond d’une galerie qui dévorait une maison et le travail de deux générations ou trois avec la goinfrerie aveugle et sans, limite d’un Moloch.
Gêné de la voir inerte devant cet holocauste, il lui concédait quelques instants de son temps précieux pour essayer de ranimer entre eux un semblant de relation, et prenait cette voix de gorge qu’ont parfois les bourreaux lorsqu’ils s’attendrissent sur leur victime, ou qu’ils en ont besoin :
« Tu verras, là nous mettrons des légumes, ici des fleurs ; le poulailler, il faudra le disposer à l’abri du vent, qu’est-ce que tu en penses ? »
Que voulait-il qu’elle pense ? Ce n’était pas avec des ruses aussi grossières, en lui donnant l’illusion qu’elle disposait d’un pouvoir de décision quelconque, qu’il la ferait sortir de son mutisme, de son dégoût, de son indifférence.
Elle retournait s’asseoir devant son fourneau, se remettait à son tricot dans cette pièce désertée de ses meubles, plus vaste et plus froide que jamais.
Et le silence retombait entre eux, prenait, se figeait comme de la graisse froide, si lourd qu’il leur devenait de plus en plus difficile de le soulever, de le briser avec des mots.
Un soir, pourtant, comme arrivant de la mine il versait un peu d’eau dans la cuvette pour se décrotter la figure devant elle, elle leva le nez de son tricot et le considéra un moment du fond de ce silence, puis elle eut un sourire glacé, terrible pour dire d’une voix dolente, mourante, quelque chose qui le pétrifia ; il fut obligé de sortir pour ne pas lui montrer qu’il était devenu tout pâle. Il avait même honte de s’adresser la parole à lui-même, de rester en tête-à-tête avec sa propre conscience, et pour se changer les idées, il entra dans l’écurie, s’adressa au cheval, fit beaucoup de bruit avec des-ustensiles, de façon à retrouver un peu ses esprits. Tout ça n’empêchait pas qu’elle l’avait surpris en train de falsifier la vérité ; elle avait dû monter là-haut et se glisser dans la galerie pendant qu’il y travaillait ; fallait-il que le sort soit contre lui pour qu’elle ait eu l’idée d’entrer juste au moment où il jetait un seau d’eau contre la paroi sablonneuse dans laquelle il piochait ! Comment lui faire admettre que ce n’était pas tellement pour la tromper qu’il avait fait ça, c’était pour la faire patienter, cela lui permettait de rentrer le soir crotté jusqu’aux sourcils afin de la rassurer un peu sur l’aboutissement de cette entreprise, sur son bien-fondé. Et elle l’avait démasqué !