Tendant le poing dans la direction de Mazel-de-Mort, il s’acharna sur les débris : « Salope ! Salope ! Salope ! » Puis il se laissa choir sur la dernière chaise de la maison, et la tête entre les mains, pleura. Une grosse voix gutturale et bourrue, secouée de hoquets qui remplissaient la maison d’un meuglement de bête malade.
10
Un printemps amer, sauvage, océanique, descendu d’Aquitaine plus que monté du sud, poussait devant lui de grands nuages rapides au ventre couleur d’ardoise, et secouait la forêt en faisant mousser du soleil haché sur les tapis d’or fin de l’herbe neuve. L’eau coulait partout, libre, anarchique, vernissait les grandes dalles verticales, les murs d’ombre, les cimetières d’orties, la terre noire des champs de pommes de terre, dont elle exhumait les paillettes de mica. Une année de soleil et d’eau, avec des plages de calme au milieu de la journée, chaudes comme une bouche… Les taillis sous le vent échangeaient leurs oiseaux comme des jets de pierres. Au fond des dolines, des sotchs, le ciel de nuages voyageait dans les mares fripées, glaçantes sous ce vent celte qui meuglait à travers les causses comme un troupeau d’aurochs. L’herbe emportait à l’infini les larges foulées de son passage invisible et sonore, et derrière les vitres bleuâtres, des vieilles tendaient le cou pour suivre des yeux l’ombre d’un immense vaisseau traversant les blés qui s’écartaient, encore à peine gazon, sur son sillage. On voyait galoper derrière lui une harde de petits nuages qui escaladaient prestement les talus et sautaient les murettes du même vif élan. Le vent tonnait dans les ruelles, venelles, porches où il s’engouffrait à couper le souffle, gouffres miroitants des puits. Le jour tournait, se métamorphosait, avec les prompts revirements exploses des kaléidoscopes : d’abord, à la prime heure, le luisant blême des pierres et des toits mouillés dans une aube pluvieuse et couleur d’étain. Matinées venteuses, nuageuses et soleilleuses avant l’escale de midi, où parfois le vent jetait l’ancre. Le hameau, le village apparaissaient alors comme en été, dans une clarté plénière, mais le grillage sévère des branches lui conservait la noirceur essentielle de l’hiver. Il ne pleuvait jamais le soir, mais le ciel s’ouvrait au contraire, vaste et multicolore, vers le couchant, l’océan, l’ouest somptueux, les Amériques – l’Amérique du Nord, l’étoilée, à laquelle avaient appartenu ces plateaux à l’ère des trilobites. Le Haut-Pays reprenait la mer au crépuscule, et remontait le vent dans la direction de l’étoile polaire.
Le matin, il fallait se laver à la source, boire où venaient boire les sangliers ; la barbe, il ne la coupait plus. Plus de femme, à quoi bon se raser. Le bassin débordait d’une eau luisante et bleutée, comme l’eau des glaciers – dure et d’acier : une fois lavée, la figure restait insensible un bon moment. Il y avait un irrésistible galop de vent à travers les prés en pente du cirque qui annonçait l’ascension du soleil car maintenant le ciel lavande était au beau : plus de pluie ; du vent et du soleil.
Il s’étirait dans la lumière rouge et horizontale, les bras, les reins et les jambes encore un peu en cendre, de fatigue. Ce n’était pourtant pas l’humidité de la galerie, où il dormait sur une botte de paille, qui lui rouillait les articulations : du sable sec et de la rocaille, un sahara souterrain, déversé dehors brouette après brouette, au sommet d’un éboulis de vingt mètres et plus de hauteur. Toutes les dix brouettes, il posait le pic, la barre à mine, débitait des troncs, boisait ; ses gestes s’enchaînaient les uns aux autres d’une manière mécanique, un long repos de la pensée, un oubli du passé, une mise en veilleuse de l’avenir. Le présent immuable, pesant autour de lui, plusieurs centaines de millions d’années prises dans plusieurs centaines de millions de tonnes de roche, et le silence – non pas un silence respirant, mobile, mais un silence minéral aseptique auquel parfois, trompé par une rumeur des artères, il tendait l’oreille pour essayer de localiser ou de surprendre un égouttement, une déglutition lointaine. Que le monde change, dehors, bouge, luise, ait des couleurs, paraissait au bout de plusieurs heures de forage une chose si improbable que chaque fois, sortant pour évacuer les déblais ou fumer une cigarette, il en était comme saisi, et l’œil alors ne se lassait pas de se vautrer dans le bleu et le vert partout mariés à travers cette forêt de plein ciel.
Parfois, il entendait une voix qui le hélait d’en bas : « Holà ! Courrier ! » C’était Deleuze, qui glissait sous la porte des dépliants publicitaires – ou, très rarement, une feuille rose froissée rageusement et brûlée dans le fourneau : l’Etat, ici, merde alors, et puis quoi encore…– couché dans sa litière souterraine, il les compulsait à la lueur de la bougie, la journée finie, séduit par les couleurs chatoyantes et la précision agressive de ces produits d’un autre monde : Homélite, MacCulock, engin mi de travail, mi de guerre, qu’on épaulait devant les arbres, semblait-il, comme une mitraillette.
Un sentiment très trouble alors l’envahissait : le même sentiment que lorsqu’il apercevait dans le ciel grondant de toutes ses profondeurs le fuselage étincelant d’un grand courrier, symbole d’une nouvelle jeunesse du monde, née ailleurs et survolant les vieux territoires avec la hautaine splendeur des races conquérantes. En ces instants-là, il se sentait écrasé au sol, comme rempli de ténèbres et de plomb, hargneux contre elle, que cette jeunesse orgueilleuse et véloce lui fût à jamais interdite – à lui, de la vieille race des hommes-arbres, plantés et enterrés en pleine terre, lui qui s’unissait au monde dans sa haine et dans sa passion comme s’unissent la mer et le ciel, la chair et l’ongle, dans une étreinte douloureuse et puissante, et combien dérisoire pourtant en face de ces instruments vainqueurs, d’une irritante et spectaculaire efficacité.
Il jetait les papiers dans un coin, se lovait sous la couverture, plongeait dans l’asile du sommeil d’où il ressortait quelques heures plus tard lavé de ces inquiètes et passagères tentations, frais, lisse, poli comme un galet de la rivière ; il remontait et redescendait dix fois de suite la galerie dans toute sa longueur, pour en jouir comme d’un bien acquis – même pas par vanité de ce qu’il était arrivé à faire tout seul, mais parce que ce qu’il avait fait lui paraissait beau et satisfaisant en soi, ce tunnel souterrain étayé de poutres et plongeant en droite ligne au cœur de la montagne possédait désormais sa propre fin, c’était de la belle ouvrage, une fouille exécutée dans les règles de l’art, et même avec un soin maniaque, le sol était d’une propreté jalouse, et ce serait presque dommage de ne s’en servir que pour tirer de l’eau d’une montagne. A quoi cela pouvait servir d’autre, ma foi, il eût été bien embarrassé pour le dire, mais s’il fallait supprimer de la surface de la terre tout ce qui ne sert à rien et obsède les hommes, on n’en finirait pas, et il en était arrivé à ce point où la persévérance tourne à l’obstination, où, dans un affreux moment de doute, l’idée qu’il pût creuser pour rien, avoir tout gâché pour rien, le rejetait à son ouvrage dans une sorte de fureur aveugle. Il avait alors l’impression que la seule solution, la seule façon de s’en sortir était de poursuivre dans la même direction et de poursuivre encore – quitte à passer de l’autre côté de la montagne, tonnerre de Dieu de tonnerre de Dieu !