A cette éventualité – sans doute charmante d’un point de vue symbolique auquel ne peuvent guère être sensibles que des coupeurs de cheveux en seize chevronnés – il sentait, mais vraiment il sentait littéralement son sang se glacer dans ses veines et le cœur s’immobiliser dans sa poitrine ; lâchant ses outils, il errait dans le tunnel, allait faire les cent pas dehors, prenant son fusil pour se donner à soi-même sa propre contenance. Traverser la montagne et ne rien trouver, impossible ! L’Aiqualette ne pouvait pas être vide, puisqu’une source jaillissait à même altitude que la galerie dans la vallée de Combebelle – et il y avait sa source à lui, là-bas en bas, non, non, après tout, il n’avait jamais creusé que cinquante mètres dans une montagne qui devait bien mesurer à cet endroit sept ou huit cents mètres d’épaisseur, à quoi bon se tourmenter pour rien, creuse, creuse, Reilhan, et ne te laisse pas influencer par des idioties pareilles : désormais, tu n’as de comptes à rendre qu’à tes rêves, toi qui préfères rêver le monde que le comprendre. Peut-être parce que tu sais qu’il n’y a rien à comprendre.
Cela faisait maintenant cinq ou six semaines que la Noiraude était repartie chez elle, et il n’avait eu de ses nouvelles que par l’intermédiaire du facteur : « Elle te fait dire qu’elle va bien, que tu n’as qu’à la rejoindre quand tu voudras. » On pensait qu’elle était repartie chez elle pour s’occuper de son père, qui avait du plomb dans l’aile, et que Reilhan finirait par se décourager et par la rejoindre. Au facteur, certains reprochaient d’être partiellement responsable de cette navrante affaire. « Pas si navrante que ça, vous me faite rigoler, s’écriait-il, car enfin, dites-moi un peu ce que Maheux vaudrait pour un péquenot de la ville s’il n’y a pas l’eau ? Pas un centime… Si un jour ils arrivent à la vendre, ce sera un peu grâce à moi. »
Ce qui a précipité les événements, c’est la visite de Despuech à son gendre. Il aurait mieux fait de se mêler de ses affaires, celui-là !
Il faisait une matinée lourde, fiévreuse, la première de l’année qui attendît un orage ; le ciel était bas, écrasant de nuages immobiles et de silence. Un silence excité de mouches, de guêpes, de moustiques, et on s’attendait d’un moment à l’autre à ce que ce ciel de ciment craque et s’effondre dans un fracas bleuté d’éclairs.
Reilhan était en train de préparer une mine ; il avait rencontré, barrant le banc de sable, un énorme menhir, inattaquable par le pic. Il entendit vaguement quelqu’un l’appeler dehors. C’était son beau-père, la mine d’un déterré, pas pour longtemps à vivre, avec juste ce que la grimpette lui avait laissé de souffle pour ne pas mourir asphyxié. « Bonjour – bonjour – comment ça va – très bien merci – fait une sale journée…» Personne n’osait aller plus loin. Enfin le vieux se décide :
« Tu en as fait, du boulot ! »
Et de hocher la tête, mais pas très chaleureusement, en regardant les centaines et les centaines de tonnes de sable, de cailloux, de rochers de taille impressionnante déversées sur la forêt et qui avaient fini par ensevelir plusieurs hêtres dont quelques branches émergeaient encore : Reilhan ne devait pas s’apercevoir de l’aspect un peu monstrueux, démesuré qu’avait pris le chantier ; l’autre en était bouche bée, sa fille le lui avait bien dit, mais il fallait le voir pour le croire.
« Et alors, où en es-tu, maintenant ? »
Abel se mit à rouler une cigarette et fit signe que ça allait.
« Allez, tu me fais un peu visiter ton trou ? »
Son trou !
Reilhan sentit quelque chose se crisper en lui. Néanmoins, il décida d’être beau joueur jusqu’au bout, et de rabattre le caquet au vieux non par des insultes, mais en lui montrant ce qu’un homme peut faire lorsqu’il n’est pas à moitié crevé.
Il le fit donc entrer, alluma au fur et à mesure les bougies qu’il avait disposées tous les cinq ou six mètres sur des boîtes de conserve clouées aux poutres : cette illumination souterraine ne pouvait manquer d’impressionner le visiteur qui haletait et crachotait sur ses talons en rentrant malgré lui la tête dans les épaules. Ils sortirent au bout d’un moment sans qu’un mot ait été échangé entre eux.
Reilhan aurait donné sa tête à couper que son beau-père, ébahi par le spectacle, allait rendre les armes et le féliciter. Mais Despuech n’avait pas les mêmes raisons que lui d’admirer la prouesse en remettant à plus tard d’en juger le résultat : des prouesses, justement, il n’y en avait eu et il n’y en avait que trop, dans ce foutu pays où l’on avait toujours raffolé des causes perdues, des batailles impossibles à gagner : des traversiers, des murs de pierres sèches, des centaines et des milliers de kilomètres construits pierre par pierre, et qui valaient largement les sept travaux d’Hercule. Ce pour quoi il luttait, lui depuis toujours – des routes, l’électrification, l’irrigation, la création de coopératives, de mouvements régionalistes, l’indépendance économique, la dignité politique – dénonçait le caractère privé et saugrenu de cette entreprise, la disproportion démente entre un résultat incertain et une somme de travail écrasante – inutile peut-être, inutile certainement si ce qu’il craignait depuis tout à l’heure s’avérait vrai, et finalement criminel : il était de cette race d’une droiture incontestable qui garde en elle une haine farouche de la déraison dans l’histoire humaine, non par avarice mentale devant l’incertain, mais par horreur de sacrifier quoi que ce soit de ce qui est au profit de ce qui n’est peut-être pas. Le chantier au milieu des arbres, toute cette énergie qui aurait pu être utilisée plus intelligemment ailleurs, n’entraînerait que le désastre d’une famille et la ruine d’une terre (il avait vu sur son chemin dans quel état d’abandon les champs se trouvaient). Le trou ouvert dans la montagne, vomissant des entrailles dont la sécheresse criait l’absence d’eau, était un trou ouvert dans la raison de son gendre, comme un cancer géant.
Il se mit à lui parler, d’abord avec modération, puis en mettant peu à peu les points sur les i, et en lui faisant comprendre qu’il lui fallait se montrer raisonnable, se rendre à l’évidence : il n’y avait pas d’eau dans cette montagne.
« Que si, dit Reilhan, j’ai mon secret.
— Je ne sais pas de quel secret tu parles, mais si c’est celui dont tout le monde parle, je préfère te dire tout de suite que tu es doublement dans l’erreur. »
Le ton commençait à monter entre eux ; dans les moments où ils ne disaient rien, le silence était couvert de mouches comme un cadavre.
« Tout ça pour rien ! » disait Despuech de sa voix courte et sifflante d’homme qui n’en a plus pour longtemps à vivre et qui voit les choses comme elles sont ; il considérait le remblai de la mine en hochant la tête :
« Dire qu’il a fait ça pour rien ! »
Il avait l’air effondré, et ne cessait de répéter :