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« Tout ça pour rien ! »

L’autre secouait la tête et refusait d’entendre, embastionné dans son secret :

« J’ai mon secret… Puisque je vous dis que j’ai mon secret…

— Quel secret, qu’est-ce que tu nous fatigues avec ton secret, s’impatienta tout à coup Despuech, mais bon Dieu, regarde ! »

Il se baissa péniblement, ramassa une pincée de sable d’une des dernières brouettées déversées, l’écrasa dans sa main :

« Qu’est-ce qu’il te faut de plus ? Tu n’as donc pas compris que tu ne trouveras rien ? Hein ? Tu n’as pas compris que tu ne peux pas en trouver parce que tu t’es trompé de montagne ? »

Reilhan jeta sa cigarette à moitié fumée et laissa tomber ses bras, mains grandes ouvertes – blanc comme un linge. Il n’y avait pas le plus petit souffle d’air ; pas une feuille qui bougeât. C’était le cas de dire qu’on entendait voler les mouches, à croire que la forêt n’était qu’un immense charnier.

« Qu’est-ce que vous dites ? articula-t-il.

— Mon pauvre, je dis que depuis des mois et des mois, tu te crèves pour rien : l’Aiqualette, c’est une autre crête que celle-ci, là-bas derrière…»

Il désignait la croupe couverte de bois qui n’était pas l’Aiqualette, et qui, de ne pas l’être, semblait instantanément étaler au grand jour tares et vices éhontés, insignifiance, stérilité.

A voir la tête que faisait son gendre, il ajouta un peu de pommade :

« Tu me diras que c’est le même massif, et que la nappe pouvait très bien venir jusqu’ici. C’est ton facteur qui m’a mis la puce à l’oreille en me parlant de la source de Combebelle. Il prétend qu’elle se trouve sur le versant est de l’Aiqualette… Je la connais, cette source, on y allait quand on était gosse. Et je peux te dire qu’entre cette crête et Combebelle, il y a une autre crête : justement, l’Aiqualette…

— Hé ! l’Aiqualette ! l’Aiqualette ! Vous commencez à m’emmerder avec votre Aiqualette… Je creuserai plus longtemps et puis voilà. »

L’autre vint lui respirer sous le nez :

« Même que tu trouverais là-dessous les chutes du Niagara, est-ce que ça changerait quelque chose à ta situation ? Est-ce que tu serais moins con pour ça ?

— Et si ça me fait plaisir, moi, de creuser pour rien ? »

Démasqué !

C’est là que tout s’envenima : il y eut un échange de mots désagréables, et pour le coup, Despuech se mit à dire « vous » à son gendre. Vous ceci, vous cela, ça lui permettait de porter des accusations très sévères en faisant semblant de s’adresser à une communauté de personnes coupables du même entêtement, des mêmes absurdités ; c’était le dernier rempart avant une empoignade directe.

« Allons, Reilhan, finit-il par dire, tout ce que vous avez fait jusqu’ici, c’est de rendre votre femme malheureuse et de vous enfermer là-dessous pour ne pas voir la vérité en face : vous n’avez plus votre bon sens, vous voyez bien que vous ne trouverez rien. Il faut quitter votre trou, maintenant.

— Quitter mon trou », gronda Reilhan.

Il fit un pas en arrière et ramassa son pic ; on voyait sur le manche ses phalanges crispées – blanches. Il s’avança lentement, une écume rouge dans la tête. Une colère vieille d’un tiers de siècle – puisqu’il avait trente-trois ans d’existence dans un univers qui n’était pas tout à fait le sien – s’amassait, bouillonnait dans ses veines. Sa vie était menacée, son bien, tout.

Despuech devint encore plus blanc que lui ; il avait les lèvres qui tremblaient, les joues, les paupières, un de ces horribles déballages de famille qui convulsent les traits et étalent au grand jour des laideurs et des abjections longuement mûries, jalousement couvées, éclatées soudain en grimaces carnassières et en rugissements : l’intraitable Moi dressé contre son double intolérable.

Il fallait bien qu’il se défende, ou sinon l’autre lui aurait fendu la tête. Il recula de quelques pas, toujours suivi par son gendre, cadavérique. L’arbre était tout près de lui, maintenant ; en deux temps trois mouvements, il saisit le Chassepot qui pendait à une branche et le braqua sur le ventre du demi-fou qui s’apprêtait à le tuer.

« Un pas de plus et je te descends. » Sa voix n’était plus qu’un sifflement inaudible, à la limite de l’asphyxie, ce qui lui donnait un ton confidentiel étrange. Ce ne serait peut-être pas la peine de le tuer. Tous les deux blancs – effrayants – la blancheur des très grandes occasions : plus une goutte de sang dans les veines. Où diable va se fourrer tout ce sang, dans ces moments où la haine galope, fracassant les crânes, crevant les bedaines, trouant les coffres ? Tous deux étaient assez cons, mais pas assez pour aller jusqu’au bout. C’était à qui montrerait le premier signe de défaillance. Quoi qu’il en soit, le pic et le fusil se baissèrent à peu près èn même temps.

Despuech recula lentement sous le couvert des arbres, le canon de l’arme dirigé vers le sol ; l’acier pointé ou brandi des deux armes restait entre eux comme un dommage irréparable.

Un peu plus loin, il prit la descente de face. De temps en temps, il jetait un coup d’œil par-dessus son épaule pour voir si l’autre ne le suivait pas. En passant devant Maheux, il jeta le fusil, chien baissé, devant la porte.

11

Le jour – louche, complètement immobile, tombait comme d’un soupirail : pas la moindre variation d’intensité depuis plusieurs heures, comme si, quelque part, une panne géante, planétaire, interrompait le mouvement des astres. Jamais le ciel n’avait cimenté si près de la terre une voûte si impressionnante : on voyait se former, s’écraser les unes contre les autres des espèces de circonvolutions grisâtres d’une extrême malveillance ; on s’attendait à les voir cracher et se tordre comme des serpents.

L’estomac soulevé par une crampe de faim, il descendit à la ferme, trouva le fusil, chargé, devant la porte. Il savait très bien qu’il n’y avait plus rien à manger dans les placards, mais il avait besoin de claquer des portes, bousculer des tiroirs, faire sauter des étagères pour soulager la formidable tension de ses nerfs. Tous ces gestes étaient destinés à l’empêcher de penser.

La chaise brisée par terre, au milieu de la cuisine, lui remit à l’esprit la fuite de cette pute. Tout ce qui arrivait était de sa faute. Il sauta comme un fou sur la dernière chaise intacte de la maison qui dormait tranquillement dans son coin et la mit en miettes avant qu’elle n’ait eu le temps de dire ouf ! Le fracas lui fit presque autant de bien que s’il avait joui ; deux ou trois autres décharges de haine étendirent raides morts en pensée ceux qui eurent la malchance de lui venir à l’esprit : son frère, l’embugné de Suisse, le pasteur, dont il fit voler les lunettes en éclats, son père, ce con et sa prière à l’Eternel qui nous comble, bien que déjà mort et en poussière, pulvérisé une seconde fois. Un lourd grondement qu’on sentait qui concernait tout un territoire, ébranla la bâtisse et fit trembloter un bon moment les vitres dans leurs châssis ; on aurait dit que ça se répercutait dans toutes les profondeurs de la terre. Il monta au premier étage : rien nulle part, pas un quignon de pain sous un lit ; faute d’une personne humaine, c’est celui-ci qu’il fit valser à travers la chambre. Les bois disloqués en valdinguant dans la fenêtre lui firent vivre de nouveau un bien agréable moment. Autour de lui, les objets réduits à l’impuissance se terraient dans les coins comme des bêtes épouvantées. Les coups de pied qu’il flanquait à droite et à gauche paralysaient de terreur les plus courageux. A un moment, il crut entendre un bruit dans les entrailles de la maison, et fit silence. Quelque chose faisait trembler le sol, mais ce n’était pas l’orage. Le cheval ! Il avait oublié le cheval ! D’avance, il sentit ses dents grincer de plaisir ; il le voyait déjà devant lui, croulant de frousse, et se lança à la poursuite de son image dans l’escalier. La bête, paisible quoique affamée, ruminait un rêve de prairies tendres et de verts pâturages sous les voûtes obscures de la bergerie. Frustrée d’affection, elle commit l’erreur d’interpréter la première taloche qu’elle prit sur le chanfrein comme une marque d’affection bourrue, ce qui lui fit secouer la tête et émettre un faible hennissement de reconnaissance qui redoubla la fureur de son propriétaire. « De quoi, connard, tu vas voir ce que tu vas prendre. » Le malheureux dégusta quelques horions et gnons sur le ventre, qu’il avait pansu et sonore comme toutes les bêtes mal nourries. Trop faible, trop vieux, trop las de toutes les choses de la vie pour faire front à l’ennemi, dont le comportement, du reste, le décontenançait, le hongre se borna à donner deux ou trois violents coups de tête en arrière qui rompirent net son licou. Hors de lui, la rage attisée par cette maladresse, Abel se préparait à l’abattre, à l’achever de coups, mettant fin par un crime à un long martyre lorsque ce dernier, à bout de patience, fit, d’une ruade, voler en éclats la porte vermoulue de la bergerie, et sans demander son reste, terrifié sans doute à l’idée des suites que pouvait avoir cette audacieuse initiative, prit aussitôt la poudre d’escampette à la barbe de son tortionnaire éberlué. Celui-ci pensa un instant se jeter sur ses traces et le liquider carrément au coin d’un bois, mais, galvanisé par la terreur, le hongre avait, dans un regain de jeunesse, retrouvé ses forces disparues, et il faudrait courir longtemps pour le rattraper. Qu’il aille crever au large ! Peut-être la foudre, sollicitée par tant d’injustice, se mettrait-elle du côté de l’homme, et se chargerait-elle de la besogne en étendant raide mort le misérable. Il ressortit dans la cour, les yeux hors de la tête, errants à la recherche de quelque objet qui eût l’air de conserver la moindre velléité arrogante à son égard, mais la scène du cheval et sa fuite sous l’orage avaient rabattu les ultimes superbes, et toute chose faisait la morte à son approche.