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La Circonstance elle-même, d’habitude si malignement contrariante, toujours prête, dans sa passivité ulcérante, à vous mettre des bâtons dans les roues, aujourd’hui semblait au contraire approuver son ire, et, de la voix, lui prêter main-forte : du moins était-il doux à ses oreilles et à ses nerfs d’interpréter chaque grondement de l’orage comme une clameur d’encouragement. Il pénétra dans la clède, à la recherche de quelques vieilles blanchettes à croquer, mais naturellement elle était vide, stupide, et bien audacieuse de lui présenter ses claies désertes, et ce furent celles-ci qui firent les frais de son courroux. Sur une planchette dans la souillarde, il finit pourtant par dénicher un pélardon mort de vieillesse qu’il mâchonna haineusement, mais la souillarde fut cependant l’objet de sa clémence.

A ce moment, il y eut une déflagration aveuglante qui le jeta contre le mur et fit instantanément le calme en lui. On aurait dit que la maison venait de recevoir une bombe et de sauter. Il se précipita à la porte, l’ouvrit, se jeta dehors, et la première chose qu’il aperçut, ce fut un torrent de fumée blanche et noire qui s’échappait par la toiture défoncée du fenil. La foudre ! Tout allait brûler en cinq sec. Il attrapa un seau, bondit vers la pompe, désamorcée ! En d’autres temps, elle aurait payé cher cette défaillance, mais l’heure n’était pas aux sévices, il voulut soulever la trappe en fer pour plonger directement son seau dans la citerne – pleine à ras bord, heureusement – mais il avait fermé celle-ci avec un cadenas au cours des représailles de l’année dernière, et il ne se rappelait plus à quel endroit il avait fourré la clef. Pris d’une inspiration géniale, il déboutonna la braguette de son pantalon et pissa dans le seau, versa l’urine dans la pompe, agita celle-ci frénétiquement, sentit enfin la résistance augmenter, et au bout d’un instant, la pompe dégorgea de l’eau rouillée. Mais va éteindre un brasier avec un dé à coudre ! Dans le foin sec et les poutres vermoulues, l’incendie se propageait joyeusement ; il eut tout de même le temps de faire avec son seau une vingtaine de va-et-vient avant que le bâtiment ne soit complètement en flammes, et que la toiture ne s’effondre dans une fantastique salve d’étincelles et de fumée goudronneuse qui s’élancèrent vers le ciel traversé des palpitations bleuâtres d’une très haute tension ; il semblait bien qu’aujourd’hui le diable s’en mêlât. Sans intervention providentielle, Maheux, en très peu de temps ne serait plus qu’un tas de ruines fumantes.

Brusquement, il se sentit submergé de dégoût, au-delà de toute révolte, et laissant le seau rouler à terre, il-s’assit sur le pas de la porte et contempla le sinistre en action avec une sorte de curiosité indifférente, comme si cette maison n’eût pas été la sienne, et qu’il fallût attendre la fin du spectacle pour s’en aller ; au train où marchaient les choses, celui-ci ne durerait d’ailleurs pas longtemps : déjà, le feu s’était communiqué au bâtiment qui jouxtait l’habitation elle-même, et on entendait éclater les ardoises sous l’intensité de la chaleur.

Tout à coup, les marches de l’escalier s’étoilèrent de grosses gouttes de pluie, puis tout se mit à crépiter autour de lui, et la trombe d’eau quasi miraculeuse qui tomba eut raison en un rien de temps de l’incendie. Mais tout le fenil, ainsi qu’une partie de la bergerie étaient détruits. Un long moment, il demeura immobile sous la pluie finissante, à considérer les poutres fumantes et les murs noircis, et à se demander à quelle jalouse puissance il devait ainsi disputer jusqu’au toit qui recouvrait sa tête. Que faire, maintenant ? Passer la nuit dans cette maison vide, démeublée, ne lui disait rien qui vaille. Essayer de rattraper le cheval, l’abattre d’un coup de fusil, le manger. Aller à Mazel-de-Mort, implorer, menacer, mais obtenir un peu d’argent pour continuer à creuser la galerie, à poursuivre une tâche problématique, si toutefois il n’était pas reçu là-bas à coups de fusil, dîmerait lourdement le mérite de la victoire ; peut-être parce qu’il n’avait pas mangé depuis de longues heures, toutes les idées qui lui venaient à l’esprit lui semblaient aussi absurdes les unes que les autres. En même temps que toutes ces éventualités s’effondraient à mesure qu’elles se présentaient à lui, il lui germait une conscience de plus en plus légère des choses, comme si le monde, peu à peu, se vidait de son épaisseur, de son sérieux, de ses lourdes menaces, de ses pathétiques promesses pour retrouver une candeur, une perméabilité inconnues, ou oubliées.

Le désir de carnage et de violence qui tout à l’heure lui montrait toute chose sous les traits de personnes ennemies, cédait maintenant la place à une sérénité surnaturelle qui effaçait toutes les différences et le plongeait dans une béatitude douillette : les gens qui vont mourir de froid dans la neige éprouvent, dit-on, la même sensation de légèreté irresponsable, de laisser-aller, d’abandon au fil de l’eau… Il avait l’impression, très étrange tout de même, d’être tout ce qu’il regardait, de s’approprier le monde extérieur avec une facilité déconcertante, d’homme ivre, ou de très jeune enfant. Les longues privations, les fatigues accumulées, devaient être aussi pour beaucoup dans ce détachement, cette aisance un peu trouble, cette soudaine absence d’inquiétude et de tension intérieure.

Un peu plus tard, alors que le ciel s’éclairait en se découvrant de ses nuages devant le coucher de soleil royal, lointain, irréel, il eut brusquement très envie de fumer, mais il se souvint que son tabac se trouvait dans la galerie, et doucement, il reprit le chemin de la forêt, du ciel d’étoiles, des nuits de grand large. Il tira sa couverture sur le seuil de la mine, s’installa, le dos contre la paroi de l’entrée, dans l’odeur nouvelle d’humus et de plante mouillée, une odeur qui, à elle seule, contenait le paradis terrestre. Est-ce que ça valait la peine de s’être donné tant de mal alors qu’il suffit de si peu de chose pour se sentir bien – comblé ?