Il dormit plusieurs heures d’un trait ; la nuit fraîchissante le réveilla ; il ouvrit les yeux, constata que le jour n’allait pas tarder à se lever. Il eut un moment de désarroi en essayant de se rappeler sans y parvenir la date à laquelle on était. Il crut sa femme encore au logis, en train de préparer le petit déjeuner ; mais le souvenir de la scène avec son beau-père fit brutalement irruption dans son esprit, et d’un seul coup, il saisit la situation dans tout son caractère dramatique. Maintenant qu’il avait rompu tous les ponts, il ne pouvait compter sur l’aide de personne. Même son cheval l’avait fui, la foudre avait incendié une partie des communs, et lui avait creusé la montagne là où il ne fallait pas la creuser, tout cela était à la fois terrible et ridicule ; tout le monde allait se foutre de lui, il n’oserait plus reparaître nulle part. Dire qu’hier soir il s’était senti si bien, au moment de s’endormir ; toutes ces épreuves accumulées l’avaient rendu pendant un instant comme ivre, insensible – à demi fou peut-être. Mais en se réveillant, la réalité lui apparaissait, claire, nette, implacable ; ses jambes flasques et son estomac creux suffisaient à eux seuls à lui en dire éloquemment la gravité.
Des oiseaux traversèrent le ciel au-dessus de sa tête, une passée de l’aube allant boire au torrent : comme il devait être agréable de vivre une vie d’oiseau ! Est-ce qu’ils meurent de faim, eux ? Cette idée le rendit plus léger, et de nouveau, vaguement, il sentit renaître au fond de lui une conscience délivrée de la faute et de l’inquiétude, du besoin de vaincre qu’elle nécessite : c’était, comment dire, une manière enfantine de voir les choses – grâce, peut-être, au fait qu’il ne possédait plus rien, qu’il n’avait pas mangé depuis Dieu sait combien de temps. Il se dressa, la tête remplie de fumée blanche, parvint sans trop de mal à se dégourdir les jambes. Il allait faire une journée splendide, un soleil radieux. Doucement, il descendit le petit sentier raviné que ses passages répétés avaient fini par creuser du haut en bas de l’éboulis. Plus loin, après le bois de hêtres, il trouva de quoi se nourrir en farfouillant au milieu des schistes et des feuilles sèches. Lorsqu’il eut croqué quelques châtaignes crues qui apaisèrent aussitôt ses crampes d’estomac, il en fit provision pour la soupe. Il retourna les déposer au fond de la galerie, alluma deux bougies, donna quelques coups de pic maladroits dans le sable, en se disant que ça irait mieux demain. Un peu plus tard, convaincu d’avoir entendu quelqu’un l’appeler d’en bas, il descendit avec son fusil mais ne trouva personne. Il se laissa tomber sur la marche du seuil et pendant un moment écouta le silence. Le soleil chaud séchait les pierres et exaspérait l’odeur de cendre et de charbon de bois qui s’échappait du bâtiment incendié. Quelle heure pouvait-il bien être ? Est-ce que cela avait une importance quelconque, maintenant ? Il sentait que cela en avait, de l’importance, qu’il ne fallait jamais lâcher le temps au risque de se retrouver mort, ou un pied dans la tombe, mais en même temps, il était repris par une irresponsabilité légèrement délirante, et à ce moment-là, tout se mélangeait dans sa tête, passé, présent, avenir, et il glissait dans une semi-torpeur assez agréable. Il entendait parfois comme une voix crier au loin, mais peut-être c’était en lui : « Ne lâche pas ! Ne lâche pas ! » ou encore : « Il faut percer ! Il faut percer ! »
Vers la fin de la matinée, il sortait d’un trou de sommeil quand un bruit de pas faisant rouler les graviers du chemin lui parvint. Promptement, il pénétra dans la cuisine, referma la porte à clef en essayant de faire le moins de bruit possible, et se dissimula derrière la fenêtre dont le volet entrebâillé permettait d’observer dehors sans être vu. C’était le facteur, ce salaud de Deleuze, il mériterait que je lui foute un coup de fusil, qui devait apporter quelque connerie publicitaire, ou peut-être une lettre de son frère, l’embugné de Suisse. Il le vit passer devant la fenêtre, et s’immobiliser tout à coup, pétrifié par le spectacle : « Merde, alors, fit l’autre à mi-voix, qu’est-ce qui s’est passé, c’est pas croyable…» Reilhan l’entendit encore grommeler entre ses dents, puis repartir un moment après, en s’arrêtant à chaque instant pour se retourner, comme s’il n’en croyait pas ses yeux. Fous le camp, connard, laisse-moi donc tranquille. Il sentit quelque chose lui gratter le visage : c’était sa propre main. Eberlué, il la mit dans sa poche. Il trouva sous la porte un dépliant-réclame pour une marque de fongicide. Au loin, la voix de Deleuze : « Courrier ! Courrier ! » Il monta au premier étage, ouvrit en grand la fenêtre de sa chambre, laissant entrer à flots la lumière brutale qui fouillait les recoins en trahissant la crasse, les fentes, traînées de poussière, toiles d’araignées où frissonnaient au moindre souffle des squelettes de tégénaires – avec quelque chose de violemment indiscret, et même de blasphématoire, comme si s’étalaient au grand jour les entrailles d’un caveau funéraire. Les bois du lit brisé s’amoncelaient dans un coin comme les débris d’un cercueil. Une lourde fatigue lui lestait de nouveau les jambes. Il installa à plat le matelas qui avait roulé dans la poussière et s’allongea dessus, les yeux au plafond, ébloui par la forte clarté neutre et morte qui remplissait la chambre. Il remonterait là-haut à la nuit tombante. Peut-être irait-il prendre un affût. Il demeura ainsi un bon moment, les yeux grands ouverts, à observer sur le plafond sale et dont on voyait par endroits les côtes parallèles, lugubres, les grandes tâches jaunes comme de l’urine que d’anciennes pluies y avaient déposées. Ce ciel de plâtre mort finit par lui communiquer une lente somnolence ; il ferma les yeux et, au bout de quelques minutes, il s’endormit non sans avoir été agressé au passage par quelques pensées très brutales qu’il n’eut heureusement pas le temps d’approfondir. Il se réveilla quelques heures après, le soleil éclairait la moitié du cirque de sa lumière rasante, à travers le doré de laquelle voltigeaient des myriades d’insectes de toutes espèces. Il se dirigea vers la fenêtre, les jambes toujours un peu inconsistantes, comme si soudain son esprit démeublé de son idée fixe laissait affluer dans tout le corps une grande quantité de fatigue – qui était peut-être moins de la fatigue amassée par le travail que l’état normal dans lequel on tombe sur la terre lorsqu’on a le malheur de n’avoir plus rien à y faire et de s’en rendre compte. Il crut tout à coup ouvrir les yeux pour la première fois de sa vie. Mais les ouvrir dans le noir, dans le vide, dans rien – comme quelqu’un qui se réveille en sursaut au milieu de la nuit, et qui ne trouve autour de lui en ouvrant les yeux que le noir, le vide, rien. Il pressentit un instant que le ciel étoile, la forêt, si agréable jadis à respirer et à vivre, n’étaient finalement qu’une espèce de mensonge… Enfin, c’est là que tout a dû se gâter à toute vitesse, une situation qui pourrit, se décompose sans qu’aucune force au monde ne parvienne à la redresser, à remonter le peu de vie qui s’accroche vers la source aux illusions. Il n’avait jamais beaucoup réfléchi au cours de son existence. Comme disait je ne sais quel Oriental : « Je laisse aux autres le soin de penser ma vie à ma place ; moi, je me contente de la vivre. » L’avocat du diable, ou peut-être le diable lui-même s’en est mêlé : il n’y a que les cons pour voir sans sourciller les dieux s’effondrer au sol. Je hais mon siècle non parce qu’il flanque à terre la trouble et antique légion des dieux, mais parce qu’il prétend se servir des morceaux pour expliquer aux hommes leur malheur.