Il avait acheté une boîte de sardines (à l’huile d’olive, il s’en souvient), un morceau de saucisson, des œufs, du beurre, un pain roux dans cette boulangerie où il lorgnait, jadis, les tubes multicolores de coco : « Je l’entendais passer tous les matins à l’aube avec sa brouette devant le soupirail de mon fournil, c’était au moment des grandes sécheresses. Il rouspétait comme un voleur, mais quel courage… Une vraie force de la nature…» Ses emplettes serrées dans un sac en nylon fourni par l’épicier, il remonta vers trois ou quatre heures de l’après-midi, accueilli à mi-chemin par des odeurs d’herbe et de plante merveilleuses, déchirantes. Il entra dans la maison. Ainsi ils sont morts tous les trois. Intimidé, il fit le tour de chaque pièce, ressortit, considéra les alentours : comme tout allait vite s’ensauvager, maintenant. Les herbacées géantes enserraient déjà les murs et broutaient le seigle ; l’accru de la forêt devait également s’en donner à cœur joie dans toutes les clairières. Les bâtiments incendiés par la foudre débordaient de ronces presque aussi noires que les traces de l’incendie. Il s’assit sur les marches de l’escalier. Tout de même, nous – enfin, ils n’ont pas eu de chance. A partir des mêmes matériaux, il tenta d’imaginer une vie meilleure : une femme, des enfants, le père et la mère qui vieillissent paisiblement près de la cheminée, on rentre le soir des champs la houe sur l’épaule, des cris et des rires nous auraient accueillis, travaux et plaisirs en communauté, rêve de la tribu protégée, rêve du temps récupéré par et dans la simplicité de l’existence, être de plain-pied avec ce que l’on fait, odeurs, odeurs du monde, odeurs antiques qui lui brisaient le cœur, tout cela tournait en lui comme les débris d’un naufrage – et quinze ans après, dans la petite cité de calcaire et d’argile rongée par le soleil et criblée de fientes par les martinets comme une ville d’Espagne, le mal était là, refusait de s’éteindre, l’accompagnerait jusqu’à la fin.
Il s’était installé pour dîner devant la porte, là où il avait installé sa mère la dernière fois qu’il s’était occupé de nettoyer la maison, de restaurer à travers ses gestes ménagers la gloire de son ancien monde. La nuit était calme, un peu fraîche, déjà sonore de grillons et de rossignols. Les étoiles n’étaient, ici, pas les mêmes qu’ailleurs. Rien, dans le monde, n’est jamais semblable à l’endroit où l’on a pour la première fois ouvert les yeux sur lui. C’est un terrible et vénéneux héritage. Il ferma les yeux. Il y a des choses que Dieu ne devrait pas Se permettre. Il ne croit plus en Dieu depuis longtemps, et depuis longtemps, il y a au fond des ruines de son univers quelque chose qui clame désespérément la même chose.
Il fuma jusqu’à une heure avancée de la nuit quinze, vingt cigarettes peut-être. D’après ce qu’on lui a dit, et ce que suppose le docteur Stéphan, il devine ce qui a pu se passer : on ne peut laisser mourir un homme sans essayer de suivre ses traces, si infimes fussent-elles, jusqu’à la fin.
La dernière charge de poudre, trop forte peut-être, une maladresse commise au moment d’allumer la mèche-bidon, une étincelle, la charge fuse, il essaie de s’enfuir, trop tard, tout saute, la montagne lui tombe dessus. Ou bien il reste devant la mèche en train de brûler, portant ainsi jusqu’à leur extrême limite les conséquences de son défi.
Ecrasé comme une noix dans Sa main ; vaincu parce qu’il faut que tout le monde soit vaincu et que Sa volonté soit faite.
Le lendemain matin, avant de repartir pour la Suisse, il était remonté une dernière fois jusqu’à la galerie (il avait, dans l’aube bleue, arraché les mauvaises herbes qui empoisonnaient les tombes de ses parents, une dans le cimetière, l’autre toute seule derrière le mur, encore plus tragique de solitude). Il avait emporté un tournevis avec lui. L’inscription doit encore se trouver à l’entrée de la grotte, sur la surface de granit la plus lisse de la paroi :
Abel REILHAN
1922-1954
Tout en exécutant son petit travail funéraire, il songeait que tout ce qu’on n’a pas su recevoir et donner de la vie, c’est à la mort qu’il faudra le payer d’un coup. Il regrettait qu’il n’y ait pas avec lui en cet instant une de ces grandes filles aux cheveux lisses et aux jambes couleur de miel qui font fleurir les secondes en caressant la vie de leurs longs doigts. Caroline, Dakota, ou Virginie, comme des provinces d’un Nouveau Monde.
Le Haut-Pays ne pourra jamais lui offrir qu’une tombe ; au fond, il ne détesterait pas être enterré là-haut, devant cette sépulture sauvage, au large de laquelle, ce matin-là, on voyait le moutonnement bleuâtre des plateaux que recouvrait par endroits le derme sensible et profond des blés, dont la surface bougeait doucement, émouvante, caressée par la fuite perpétuelle des nuages.
Domessargues, 6 mars 1971-21 février 1972.
ŒUVRES DE JEAN CARRIÈRE
RETOUR à UZES, roman
(couronné par l’Académie française, 1968), La Jeune Parque.
L’ÉPERVIER de MAHEUX, roman.
(Prix Goncourt 1972.)
UN REVE ATLANTIQUE, La Murène.
QUINZE ENTRETIENS avec GIONO.
France-Culture et Disques Adès
(Grand Prix de l’Académie du disque, 1972.)
et
La Caverne des pestiférés, Paris, Pauvert, 1978-1979, 2 vol.
Le Nez dans l’herbe, Paris, La Table ronde, 1981.
Jean Giono, Paris, La Manufacture, 1985.
Les Années sauvages, Paris, Laffont/Pauvert, 1986.
Julien Gracq, Paris, La Manufacture, 1986.
Le Prix d’un Goncourt, Paris, Laffont/Pauvert, 1987
(publié sous le titre "Les Cendres de la gloire" aux Editions France Loisirs)
L’Indifférence des étoiles, Paris, Laffont/Pauvert, 1994.
Sigourney Weaver,
portrait et itinéraire d’une femme accomplie,
Paris, La Martinière, 1994.
Achigan, Paris, Laffont, 1995.
L’Empire des songes, Paris, Laffont, 1997.
Un jardin pour l’éternel, Paris, Laffont, 1999.
Le Fer dans la plaie, Paris, Laffont, 2000.
Feuilles d’or sur un torrent, Paris, Laffont, 2001.
Passions futiles, Paris, La Martinière, 2004.
L’Âme de l’épervier
(Retour à Uzès, L’Épervier de Maheux, La Caverne des pestiférés,
Le Nez dans l’herbe, Le Prix d’un Goncourt), Paris, Omnibus, 2010
Les Années sauvages
(Les Années sauvages, L’Indifférence des étoiles, Achigan,
Un jardin pour l’Éternel, Le Fer dans la plaie), Paris, Omnibus, 2011