Выбрать главу

Les soirs de juin qu’embaumait la venelle fleurie, feuillages et plantes étaient immobiles sous la tonnelle : il n’y avait pas le moindre mouvement d’air. Tout était si calme qu’on aurait cru se trouver non pas dehors, dans la présence toujours plus ou moins agressive du monde (le plus petit courant d’air est parfois d’une terrible amertume), mais dans une serre immense, protégée, comme si tout à coup l’univers devenait confortable : jusqu’aux étoiles, c’était le même calme, dont profitaient les bestioles pour vaquer à leurs affaires nocturnes. On dirait qu’elles aussi sentent qu’en ces instants on peut aller et venir en toute sécurité dans le monde ; il y règne une douceur mystérieuse, l’intimité du premier soir de la création, lorsque toutes les espèces se sont retrouvées ensemble, et qu’elles ont fait connaissance avant qu’une seule goutte de sang n’ait coulé. On respire si librement que la malédiction originelle semble faire l’objet d’une trêve incompréhensible.

Si on avait su – c’est une manière de parler, car il faudrait savoir sans savoir : autre chimère –, s’il avait su, lui, Joseph Reilhan, il n’aurait pas touché à cette hache imbécile pour tout l’or du monde ; il aurait bien continué toute la vie à glaner des châtaignes et à ramasser du bois mort, quitte à faire l’andouille, à bouffer de la prétendue vache enragée jusqu’au bout. Le jeu n’en valait-il pas la chandelle ? Tu savais très bien, mon pauvre ami, que tout ce qui pourrait t’arriver de meilleur par la suite, ça ne vaudrait pas un pet de lapin. Rappelle-toi : quand le présent montrait tant d’exigences, qui se serait soucié du futur (il a lu cette phrase quelque part, mais où ?), de la mort, de l’espace, du temps, des constellations, de la trouble nature du monde, et tout le bataclan ? Mais voilà : Dieu, le hasard, le destin, ce que vous voulez, va lui faire un croc-en-jambe. Les deux autres ont déjà franchi la passerelle ; à petites foulées : c’est une vraie patinoire. Le vieux recommence à grimper de l’autre côté. Abel, lui, s’est arrêté, un peu pour jouir du spectacle : ce lourdaud à qui un escabeau donne le vertige, doit être en ce moment dans ses petits souliers ; un peu parce qu’il a envie de fumer. Son fagot par terre, sa hache entre les jambes, il tord une cigarette avec des débris de tabac qu’il a raclés au fond de sa poche, la mouille de salive, l’allume d’un coup de paume au briquet à essence, qui pue le diable avec sa petite flamme ténébreuse et rouge ; les brindilles de tabac s’enflamment en grésillant et en laissant tomber des escarbilles ; il souffle la fumée par les narines : sous l’énorme moustache de poilu, toujours, le même rire montagnard de gencives à vif, saignantes et démeublées : il s’est déjà fait sauter au couteau une douzaine de chicots pourris.

Joseph s’avance, recule, hésite, tergiverse ; devrait-il traverser les chutes du Niagara sur un fil qu’il ne serrerait pas davantage les fesses. Des flocons, gros comme le pouce, lui chatouillent la figure, qu’il s’essuie d’un revers du coude. Ce mouvement suffit à déclencher le piège.

Les deux autres l’ont vu lâcher tout son barda, exécuter une espèce de gigue, et basculer dans le vide en poussant un cri aigu de fille.

C’est de l’autre côté de son enfance qu’il tombe. En voilà un qui ne s’en remettra jamais.

4

C’est au début du XIXe siècle que des Reilhan ont quitté les hauteurs de l’Aigoual, où, du côté de Camprieu, leurs ancêtres s’étaient mis à l’écart des dragonnades, pour se fixer à Maheux ; une date en fait foi, ainsi que les initiales du défunt, gravées par une main maladroite sur une feuille de schiste plantée à la tête de la plus ancienne tombe : 1808, une vingtaine d’années après l’édit de tolérance qui remettait officiellement les huguenots dans leurs meubles, ou dans ce qu’il en restait. Mais il est probable que l’origine des bâtiments est bien antérieure à cette date.

Autour d’une bergerie primitive, comme tassée par l’âge dans le sol, alors qu’en réalité ce sont les couches successives de fumier de mouton et de détritus de toutes sortes qui ont élevé le niveau de celui-ci, ou simplement à partir d’un mastaba sauvage où s’abritaient des chevriers et des bouscatiers, la vie, vaille que vaille, s’est organisée, prolongeant les murs, élargissant des ouvertures pour en murer d’autres, ajoutant une aile, sécrétant des constructions au petit bonheur la chance, quand s’accroissait la famille, ou le maigre cheptel, et qu’on ne pouvait pas faire autrement.

Cette prolifération de bâtisses qui s’entassent en désordre les unes contre les autres est proprement ruineuse ; je veux dire qu’on n’arrive pas à imaginer qu’un jour elles ont été neuves, et conçues d’après un plan quelconque. Il semblerait plutôt qu’on les a édifiées avec des ruines, ou sur des ruines, et que, de génération en génération, elles se sont agglomérées comme ces concrétions anarchiques constituées par les squelettes de certaines espèces marines qui vivent en colonie.

Elles n’ont, du reste, jamais d’agréments, de raffinements superflus ; on n’y décèle aucune grâce, pas la moindre concession à l’inutile. Tout indique au contraire une brutale occupation des lieux par des gens qui manifestement avaient d’autres chats à fouetter qu’à s’occuper d’élégance et de fioritures. On voit bien que tout a été improvisé au fur et à mesure, sans souci d’alliance avec une terre à laquelle le peu qu’on arrache est arraché par la force, et qui par conséquent ne peut guère inspirer de sentiments amicaux ou de passions gratuites.

C’est par leur hostilité que ces murailles parfois cyclopéennes s’harmonisent avec le paysage, lequel, naturellement, est hostile les trois quarts du temps ; et cette harmonie, s’il est possible de parler d’harmonie, n’est pas recherchée par l’habitant, mais imposée de l’extérieur, par le site. S’il y a une alliance, c’est cette alliance farouche, hargneuse, qu’ont les repaires primitifs avec les rochers dont ils ont surgi et de la barbarie desquels ils ne sont pas parvenus à se libérer tout à fait.

A la fin du siècle dernier, une petite tribu d’une huitaine de besogneux (y compris l’ancêtre qui se momifiait dans son coin en suçant une pipe éteinte, la mère et la fille dures comme le fer, et deux ou trois jeunes sauteurs de haies plus souvent au milieu des chèvres que sur les bancs de la communale) hantait ce délabrement, et, ma foi, trouvait encore de quoi faire bouillir la marmite. Mal, c’est un fait, mais régulièrement : le « bajana », du premier janvier à la Saint-Sylvestre (châtaignes blanchettes cuites à l’eau) ; évidemment, il eût été difficile que le niveau de vie soit plus bas, surtout dans la région des combes et des vallées étroites où la culture n’est possible qu’en traversiers : le peuple le plus misérable de France, a dit Michelet.

Mais si maigrement qu’ils aient vécu jusqu’ici, sans pouvoir mettre un sou de côté pour assurer l’avenir, ni s’offrir les menus plaisirs que leurs proposaient les boutiques des villages où ils allaient négocier au marché les produits de leurs fermes, ignorant les tables bien garnies, les buffets largement approvisionnés, les armoires bourrées de linge, comme en donnaient l’exemple les artisans, ils s’appuyaient malgré tout sur une pauvreté assez stable, et qui n’était encore qu’indirectement concernée par les problèmes d’argent. Tant que ces régions, puis ces cantons, et vers la fin, ces groupes de fermes perdus au fond de la montagne ou aux confins des plateaux, durent se suffire à eux-mêmes, et demeurèrent à peu près coupés du monde extérieur, ce n’était pas exactement la misère ; c’était une frugalité traditionnelle avec laquelle on avait l’habitude de s’entendre et de faire bonne figure, puisque tout le monde, ou presque, était logé à la même enseigne.