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Depuis les temps les plus reculés, le troc remplaçait l’argent ; il en fallait un peu, juste pour se payer le nécessaire, parfois le superflu : café, sucre, tabac, poudre noire et plomb pour la chasse, le costume de velours râpeux dans lequel on se mariait et qu’un demi-siècle plus tard on emportait dans la tombe ; sur la cheminée, il y avait généralement une petite boîte en fer qu’on ouvrait à la dernière extrémité, et où l’on avait amassé quelques piécettes pour la médecine ; mais l’homme en redingote et à trousse noires jouira longtemps d’un respect un peu railleur : s’il passait trois fois le seuil de la porte au cours d’une vie, c’était le bout du monde, et sa science lui servait surtout à vérifier que le mort ne respirait pas.

Mais le progrès technique resserrant ses mailles autour de ces îlots où se terrait une petite vie végétative et obstinée, traçant des routes là où serpentaient de mauvais chemins ravinés par les eaux, facilitant l’accès aux villes et multipliant les tentations, les vieilles habitudes vont tout à coup se trouver bouleversées, le manque d’argent se faire cruellement ressentir, l’humiliation de ne pas en avoir, l’amertume de ne pas pouvoir en gagner tout en menant ce qu’on commence à appeler « une existence de bagne », la volonté rageuse de s’en procurer. Dans ces montagnes, c’est une chute d’intérêt brutale pour une certaine manière de vivre, un soudain détachement à l’égard de ces horizons séculaires, c’est la fin d’une civilisation.

Très vite, la vie de ces hauteurs s’appauvrit, se retira, drainée par les vallées, plus humaines, et accessibles aux mouvements du siècle. Ce furent d’abord les plus jeunes que l’isolement se mit à rebuter, une condition besogneuse et privée d’avenir ; sollicités par le changement, stimulés par l’effervescence des bourgs où s’étaient installées de petites manufactures florissantes, ils amorcèrent la désertion du Haut-Pays, et quittèrent sans regret une existence subitement dépourvue d’agréments. Beaucoup de familles étaient si pauvres qu’elles n’emportèrent que leurs hardes sur des charrettes tirées à bras, laissant pourrir sur place des meubles vermoulus, et, quelquefois même, la clef rouiller sur la porte. Il ne fallut pas bien longtemps pour que des arbres poussent dans les cuisines en écartant avec leurs branches les toitures crevées.

La guerre de 1914-1918 dépeupla rapidement les derniers bastions de la solitude ; en 1920, Maheux ne comptait plus qu’un seul habitant : Reilhan le Taciturne, né en 1895, l’ultime de cette lignée sur le point de s’éteindre, mais qu’il restaurera en épousant une cousine éloignée, d’ailleurs on se demande comment, car il ne sortait jamais de son trou et ne disait jamais rien, excepté quelques mots de religion qu’il prononçait d’une voix sourde au moment de passer à table. Bien qu’il ne l’eût rencontrée qu’une fois (c’était à Florac, pour une affaire de succession : elle avait hérité un bois inclus dans la propriété du Taciturne, et dont les limites restaient indécises), sans doute avait-il jugé opportun de se l’attacher, non pas à cause du bois, qui ne valait rien, mais en considération de sa réserve, et de l’imperturbable fermeté paysanne qu’elle avait employée à débattre le litige et à défendre ses droits. Le mariage fut décidé par correspondance ; elle vivait à Bessèges, entre un père ivre mort et des frères mineurs (qui travaillaient à la mine et, du reste, n’avaient pas vingt ans). Adolescente aux yeux rouges, au teint de plâtre et aux épaules fébriles, elle avait remplacé de bonne heure une mère morte d’épuisement : vaisselles, lessives, murs décrépis, corons surpeuplés, rues maculées, sirènes d’usines, un univers de suie, de payes détériorées, de dettes chez l’épicier, de rentes pour le pharmacien, de factions dans le châle de la misère ouvrière en face des bistrots, d’où l’on ramenait l’épave titubante : c’était pire que du Zola. Arrivèrent les premières lettres de Reilhan : en comparaison, c’était Virgile, c’était l’Arcadie et le feuillage des hêtres ; en les décachetant et en les lisant au milieu de cette crasse abominable, la petite cousine croyait ouvrir une fenêtre sur la forêt : étant écrites sur du papier moisi, ces lettres fleuraient le champignon frais.

Illico, la jeune esclave tomba dans le piège du ciel bleu, de l’air pur, des eaux claires et des prairies en fleurs : le style de ces missives était lui-même aussi fleuri que les champs de narcisses qu’elles évoquaient ; leur orthographe, irréprochable à ce qu’elle put en juger, indiquait le sérieux du caractère, la rectitude des intentions – hélas ! l’écriture généreuse, tout empanachée d’arabesques et de boucles artistiques, avait quelque chose de céleste, d’ailé, qui sentait son noble cœur d’une lieue, la larme à l’œil, le bouquet de violettes, le quatrain de sous-officier : toutes qualités requises pour qu’elle puisse entrevoir, outre la fin de son calvaire, les suprêmes félicités d’une vie champêtre en compagnie de ce cœur délicat et robuste, alternativement poète et paysan.

Si bien que, trois mois plus tard, la pauvre fille, que rien ne destinait à devenir une montagnarde, se retrouva là-haut, dans les nuages, mais pas exactement ainsi qu’elle l’avait imaginé : le ciel était immuablement gris, l’air glacé, l’eau claire, peut-être, mais il fallait aller la chercher loin, très loin, et quant aux fameuses prairies en fleurs, c’était une énorme muraille qui dressait ses flancs pelés jusqu’à mille mètres d’altitude. Les pieds toute la journée dans la boue, un ballot de linge sur la tête, un seau rempli d’eau froide au bout de chaque bras, déjà enceinte (d’Abel) et plus fourbue que jamais, eue ne tarda pas à se demander si elle avait vraiment gagné au change, et si, en fin de compte, le coron, la crasse, le tapage et l’ébriété n’étaient pas préférables à cette effrayante solitude, à ces tête-à-tête plutôt lugubres avec un bûcheron d’une sobriété exemplaire, c’est une affaire entendue, mais aussi sobre en paroles qu’il l’était devant les boissons : d’abord, rien ne donnait à espérer qu’il y ait jamais eu dans cette maison autre chose à boire que de l’eau ; ensuite, rien non plus ne laissait entendre que son mari, car la malheureuse était bel et bien mariée, ait la moindre aptitude à pousser la romance ou à taquiner la muse.

Parti dès l’aube, et par des temps à ne pas mettre un chien dehors – il faisait un printemps exécrable, ce qui n’arrangeait pas les affaires –, la hache et la houe sur l’épaule, avec, pour tout viatique, une poignée de châtaignons ou un morceau de fromage fourré dans sa musette (rarement les deux à la fois, et pour cause), il ne rentrait qu’à la nuit, à moitié mort de fatigue, de froid, et probablement de faim, et c’était tous les soirs le même scénario : la tête inclinée sur le brouet végétal quotidien, les mains croisées, il marmottait entre ses dents quelque chose qui devait ressembler à une action de grâce, avalait l’austère pitance sans lever le nez de son assiette ni piper mot, filait droit au lit où il sombrait incontinent dans un sommeil non moins austère assez voisin de la mort ; ayant le nez bouché, il dormait sur le dos, la bouche grande ouverte, comme les cadavres. De poésie, de ritournelle, pas l’ombre. Et ne parlons pas des galipettes : la sobriété englobait le lit. Bref, il n’était pas très vivant. Elle finit par admettre qu’il était même plutôt sinistre, plutôt renfermé : mais comment diable avait-il fait pour lui écrire des lettres aussi sentimentales, aussi romanesques ? A croire que ce n’était pas lui qui les avait écrites, ces lettres qu’elle relisait avec de plus en plus de perplexité. Longtemps elle s’interrogea sur les ténèbres mystérieuses de l’âme humaine, essayant de mettre l’attitude contradictoire de son mari sur le compte d’un excès de timidité, mais elle n’osait rien lui dire, car il lui faisait un peu peur. Jusqu’au jour où, en farfouillant dans le grenier, elle aperçut un paquet dissimulé sur une poutre ; il ne paraissait pas aussi poussiéreux que tout le reste, ce qui lui mit la puce à l’oreille : si par hasard c’était de l’argent ? On ne s’était pas fait faute, à Bessèges, de lui dire que les gens de la montagne sont si avares qu’ils sont capables de mourir dans la misère noire sur un matelas bourré de billets de banque.