Il était cependant un marin sans pareil. Arren en vivait plus appris en trois jours de navigation avec lui qu’en dix ans de canotage et de courses dans la baie de Berila.
Et il n’y a pas si loin du mage au navigateur ; tous deux travaillent avec les puissances du ciel et de la mer, soumettent à leur service des vents formidables, et font se rapprocher ce qui était éloigné. Archimage ou Faucon, négociant maritime, cela revenait au même.
C’était un homme plutôt silencieux, bien que d’un caractère fort aimable. Il ne s’impatientait d’aucune maladresse d’Arren ; d’une compagnie agréable, il ne pouvait y avoir meilleur camarade de bord, pensait Arren. Mais il s’absorbait dans ses pensées et restait silencieux pendant des heures d’affilée, et lorsqu’il lui fallait parler, il y avait de l’âpreté dans sa voix ; son regard transperçait alors Arren. Cela n’affaiblissait pas l’amour que le jeune garçon éprouvait pour lui, mais peut-être cela atténuait-il la sympathie ; c’était quelque peu intimidant. Peut-être Épervier le ressentait-il, car dans cette nuit embrumée, au large de Wathort, il se mit à parler, de façon plutôt hésitante, de lui-même. « Je n’ai pas envie de revenir parmi les hommes demain », dit-il. « J’ai fait semblant d’être libre… Comme si rien n’allait mal dans le monde. Comme si je n’étais ni Archimage, ni même sorcier. Comme si j’étais Faucon de Temère, sans responsabilités ni privilèges, ne devant rien à personne… » Il s’arrêta, puis reprit au bout d’un moment : « Essaie de choisir avec soin, Arren, lorsque de grands choix devront être faits. Quand j’étais jeune, j’eus à choisir entre être ou agir. Et j’ai bondi sur la seconde solution comme une truite sur une mouche. Mais chacun de tes gestes, chacun de tes actes, te lie à lui et à ses conséquences, et te force à agir de nouveau et sans cesse. Il est donc très rare de rencontrer un espace, un moment comme celui-ci, entre l’acte et l’acte, où il soit possible de s’arrêter et simplement d’être. Ou se demander qui, après tout, est-on. »
Comment un tel homme pouvait-il, pensa Arren, mettre en doute qui il était et ce qu’il était ? Il croyait que semblables doutes étaient réservés aux jeunes qui n’avaient encore rien accompli.
Ils se balançaient dans les ténèbres immenses et froides.
« C’est pour cela que j’aime la mer », dit Épervier. Arren le comprenait ; mais ses propres pensées allaient de l’avant, comme elles n’avaient cessé de le faire durant ces trois jours et ces trois nuits ; il pensait à leur quête, au but de cette traversée. Et, puisque son compagnon était enfin d’humeur loquace, il demanda : « Croyez-vous que nous trouverons à Horteville ce que nous cherchons ? »
Épervier secoua la tête, signifiant par là qu’il ne le croyait pas, ou qu’il n’en savait rien.
« Se peut-il qu’il s’agisse d’une sorte de peste, un fléau passant d’une contrée à l’autre, flétrissant les récoltes et les troupeaux, et l’esprit des hommes ? »
— « La peste est un mouvement de la grande balance, de l’Équilibre lui-même ; ceci est différent. La puanteur du mal s’en exhale. Lorsque la balance des choses se redresse, nous pouvons en souffrir, mais nous ne perdons pas l’espoir, ne renonçons pas à l’art, et n’oublions pas les mots de la Création. La nature n’est pas dénaturée. Mais ceci n’est pas un redressement de la balance, mais un dérèglement. Et il n’existe qu’une seule créature capable de faire cela. »
— « Un homme ? » dit Arren, hésitant.
— « Nous, les hommes. »
— « Comment ? »
— « Par un désir démesuré de vie. »
— « De vie ? Mais ce n’est point mal que de vouloir vivre ? »
— « Non. Mais lorsque nous désirons le pouvoir sur la vie – fortune inépuisable, invincibilité, immortalité — alors ce désir devient cupidité. Et si la science s’allie à cette cupidité, survient le mal. Alors la balance du monde penche, et le malheur pèse lourd dans le plateau. »
Arren rumina un moment, et dit finalement : « Vous croyez donc que c’est un homme que nous cherchons ? »
— « Un homme et un mage. Oui, je le crois. »
— « Mais je pensais, d’après ce que m’ont enseigné mon père et mes professeurs, que les grands arts de sorcellerie dépendaient de la balance, de l’Équilibre des choses, et ne pouvaient ainsi être utilisés à des fins mauvaises. »
— « C’est un point », dit Épervier avec une sorte de rictus, « dont on peut débattre. Infinies sont les discussions des mages… Chaque contrée de Terremer connaît des sorcières qui jettent des sorts impropres, des enchanteurs qui emploient leur art pour conquérir des richesses. Mais il y a plus. Le Seigneur du Feu, qui chercha à défaire les ténèbres et arrêter le soleil à midi, était un grand mage ; même Erreth-Akbe eut du mal à le vaincre. L’Ennemi de Morred était de cette sorte. Quand il arrivait, des cités entières s’agenouillaient devant lui ; des armées combattaient pour lui. Le sort qu’il tissa contre Morred était si puissant que, même après que l’Ennemi fut tué, on ne put arrêter ce sort, et l’Ile de Soléa fut submergée par la mer, et tout sur cette île périt. C’étaient des hommes en lesquels un pouvoir et une science immenses servaient une volonté de mal, et s’en nourrissaient. Si la sorcellerie qui sert une fin meilleure se révèle toujours la plus forte, nous l’ignorons, en fait. Nous l’espérons seulement. »
Il est quelque peu décevant de ne trouver que l’espoir là où on attendait la certitude. Arren se sentait peu disposé à demeurer sur ces froids sommets. Il dit au bout d’un moment : « Je crois comprendre pourquoi vous dites que seuls les hommes font le mal. Même les requins sont innocents ; ils tuent parce qu’ils doivent le faire. »
— « C’est pour cela que rien ne peut nous résister. Une seule chose au monde peut résister à un homme au cœur mauvais. C’est un autre homme. Dans notre honte réside notre gloire. Seul notre esprit, capable du mal, est apte à le surmonter. »
— « Mais les dragons ? » dit Arren. « Ne font-ils pas un mal énorme ? Sont-ils eux aussi innocents ? »
— « Les dragons ! Les dragons sont avares, insatiables, perfides ; sans pitié ni remords. Mais sont-ils mauvais ? Qui suis-je pour juger les actes des dragons ?… Ils sont au fond plus sages que les hommes. Il en est d’eux comme des rêves, Arren. Nous, les hommes, faisons des rêves, de la magie, du bien et du mal. Les dragons ne rêvent pas. Ils sont des rêves. Ils ne font pas de magie : c’est leur substance, leur être. Ils ne la font pas : ils sont ! »
— « A Sérilune », fit Arren, « se trouve la peau de Bar Oth, tué par Keor, prince d’Enlad, il y a trois cents ans. Nul dragon n’est jamais venu à Enlad depuis ce jour. J’ai vu la peau de Bar Oth. Elle est lourde comme le fer, et si large que si on l’étalait elle couvrirait toute la place du marché de Serilune, dit-on. Les dents sont longues comme mon avant-bras. Pourtant on dit que Bar Oth était un jeune dragon, pas encore adulte. »