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— « Il y a en toi le désir », dit Épervier, « de voir des dragons. »

— « Oui. »

— « Leur sang est froid, et venimeux. Tu ne dois pas les regarder dans les yeux… Ils sont plus vieux que l’humanité… » il demeura silencieux un certain temps, puis reprit : « Même si je venais à oublier ou regretter tout ce que j’ai accompli, je me rappellerais avoir vu une fois les dragons haut dans le vent au soleil couchant, au-dessus des îles occidentales ; et je serais content. »

Tous deux se turent alors, et il n’y eut plus de lumière ni aucun bruit, sinon le murmure de l’eau sur le bateau. Ainsi, finalement, sur les eaux profondes, s’endormirent-ils.

Dans la brume lumineuse du matin, ils arrivèrent dans Horteport, où une centaine d’embarcations mouillaient, d’autres levant l’ancre ; bateaux de pêche (pêche au crabe, pêche au chalut), navires marchands, deux galères de vingt rames, une immense galère de soixante rames en mauvais état, et quelques longs et minces voiliers à hautes voiles triangulaires conçues pour capter les courants supérieurs de l’air dans les calmes chauds du Lointain Sud. « Est-ce un bateau de guerre ? » questionna Arren en passant devant l’une des galères de vingt rames ; et son compagnon répondit : « Il sert à la traite des esclaves, si j’en juge par les chaînes, dans sa cale. On vend des hommes dans le Lointain Sud. »

Arren pesa un instant ces mots, puis alla jusqu’au coffre qui renfermait son équipement, et y prit son épée, qu’il avait enveloppée avec soin et rangée le matin de leur départ. Il la découvrit et demeura indécis, tenant à deux mains l’épée dans son fourreau, d’où pendait le baudrier.

« Ce n’est pas là l’épée d’un négociant maritime », dit-il. « Le fourreau est trop beau. »

Épervier, s’affairant à la barre, lui jeta un regard. « Porte-la si tu le veux. »

— « Je pensais que ce pourrait être sage. »

— « Comparée aux autres, cette épée est sage », dit son compagnon, le regard vigilant, en se frayant un passage à travers la baie encombrée. « Cette épée ne répugne-t-elle pas à être utilisée ? »

Arren acquiesça. « C’est ce qu’on raconte. Pourtant elle a tué. Elle a tué des hommes. » Il baissa les yeux sur la garde mince et usée par le contact des mains. « Elle a tué, mais pas moi. Cela me donne le sentiment d’être un imbécile. Elle est beaucoup trop vieille pour moi… Je vais prendre mon couteau », termina-t-il, et il rhabilla l’épée et la fourra au fond du coffre. Son visage était perplexe et irrité. Épervier ne dit rien, jusqu’à ce qu’il demandât : « Veux-tu maintenant prendre les avirons, mon garçon ? Nous allons vers la jetée, près de l’escalier. »

Horteville, l’un des Sept Grands Ports de l’Archipel, s’étageait depuis son bruyant front de mer, sur les pentes de trois collines abruptes, dans un fouillis de couleurs. Les maisons étaient d’argile enduite de rouge, d’orange, de jaune, de blanc ; les toits étaient en tuiles pourpres ; des arbres pendiques en fleur tachaient de masses rouge sombre les rues d’en haut. Des vélums rayés de couleurs criardes s’étiraient d’un toit à l’autre, ombrageant des places de marché étroites. Les quais étaient éclairés de soleil ; les rues montant du front de mer étaient pareilles à des fentes sombres emplies d’ombres, de gens et de bruit.

Lorsqu’ils eurent amarré le bateau, Épervier se baissa, comme pour vérifier le nœud, et dit : « Arren, il y a à Wathort des gens qui me connaissent bien ; aussi regarde-moi, pour pouvoir me reconnaître. » Quand il se redressa, il n’y avait plus de cicatrice sur son visage. Sa chevelure était entièrement grise ; son nez était épais et un peu camus ; et au lieu d’un bâton d’if haut comme lui, il portait une baguette d’ivoire, qu’il cacha dans sa chemise. « Me reconnais-tu ? » fit-il à Arren avec un large sourire ; et, parlant avec l’accent d’Enlad : « N’as-tu donc jamais vu ton ongle ? »

Arren avait déjà vu à la cour de Berila des sorciers changer de visage en mimant la Geste de Morred, et savait que ce n’était qu’une illusion ; il conserva ses esprits et parvint à répondre : « Oh si, ongle Faucon ! »

Mais, tandis que le mage se querellait avec le gardien du port au sujet des tarifs de mouillage et de surveillance du bateau, Arren ne cessa de le regarder pour se convaincre qu’il le connaissait bien. Et plus il le regardait, plus il était troublé par cette transformation, au lieu de s’y habituer. Elle était trop complète ; ce n’était plus du tout l’Archimage, ce n’était plus le guide et le chef plein de sagesse… Le tarif demandé par le garde était élevé ; Épervier grommela en l’acquittant et partit à grandes enjambées en compagnie d’Arren, tout en continuant à grommeler. « Quelle épreuve pour ma patience ! » dit-il. « Payer ce voleur pansu pour garder mon bateau ! Alors que la moitié d’un sort ferait deux fois mieux l’affaire ! Enfin, c’est le prix du travestissement… Et j’en oublie de parler correctement, n’est-ce pas, mon nefeu ? »

Ils remontaient une rue encombrée, bigarrée et odorante, bordée de boutiques qui n’étaient guère plus que des baraques, et dont les propriétaires se tenaient sur le seuil parmi des monceaux et des guirlandes de marchandises, proclamant d’une voix forte le bas prix et la beauté de leurs pots, bonnets, chapeaux, pelles, épingles, bourses, bouilloires, paniers, couteaux, cordes, pièces de toile, draps, et toutes autres sortes d’articles de quincaillerie et de mercerie.

« Est-ce une foire ? »

— « Eh ? » fit l’homme au nez camus, penchant sa tête grisonnante.

— « Est-ce une foire, mon ongle ? »

— « Une foire ? Non, non. C’est ainsi à longueur d’année, ici. Gardez vos galettes de poisson, j’ai déjeuné ! » De son côté, Arren tentait de se débarrasser d’un homme portant un plateau de petits vases de cuivre, qui lui collait aux talons en pleurnichant : « Achetez ; essayez, mon beau jeune homme, ils ne vous décevront pas, l’haleine aussi douce que les roses de Numina, pour charmer les femmes autour de vous ; essayez-les, jeune, seigneur des mers, jeune prince… »

Tout à coup, Épervier se trouva entre Arren et le colporteur, et dit : « De quels charmes s’agit-il ? »

— « Pas des charmes ! » L’homme grimaça, se déroba. « Je ne vends pas de charmes, maître marin ! Seulement des sirops qui adoucissent l’haleine après la boisson ou la racine d’hazia… Seulement des sirops, grand prince ! » Il s’aplatit sur le pavé, les vases sur son plateau cliquetèrent et s’entrechoquèrent, et certains se renversèrent, si bien que des gouttes du liquide poisseux qu’ils contenaient suintèrent, roses ou violettes, par-dessus le rebord.

Épervier se détourna sans mot dire, et poursuivit son chemin en compagnie d’Arren. Bientôt la foule se fit moins dense et les boutiques devinrent misérables, petites niches exhibant pour toute marchandise une poignée de clous tordus, un pilon brisé et un vieux peigne à carder. Mais cette pauvreté écœurait moins Arren que le reste ; dans la partie riche de la rue, il s’était senti étouffé, suffoqué par la pression des objets à vendre et des voix lui criant d’acheter, d’acheter. Et l’abjection du colporteur l’avait choqué. Il pensait aux rues froides et claires de sa ville du Nord. Aucun homme de Berila, se dit-il, n’aurait rampé de cette manière devant un étranger. « Quel peuple répugnant ! » dit-il.

— « Par ici, mon nefeu », fut la seule réponse de son compagnon. Ils tournèrent et empruntèrent un passage entre les murs des maisons, hauts, pourpres, dépourvus de fenêtres, un passage courant au flanc de la colline et traversant une arcade ornée de bannières tombant en poussière, pour ressortir à la lumière sur une autre place de marché, en pente, encombrée de baraques et d’étalages, grouillante de gens et de mouches.