Dans les angles de la place carrée, un certain nombre d’hommes et de femmes étaient assis ou étendus sur le dos, immobiles. Leur bouche était curieusement noircie, comme meurtrie, et autour de leurs lèvres grouillaient et se rassemblaient les mouches, formant comme des grappes de raisins secs.
« En si grand nombre », fit la voix d’Épervier, basse et haletante comme s’il eût également reçu un choc ; mais lorsque Arren le regarda, il ne vit que le visage franc et brutal de Faucon, le robuste négociant, ne trahissant nulle inquiétude.
— « Qu’ont donc ces gens ? »
— « Hazia ! Cela apaise et engourdit, et dégage le corps de l’esprit. Et l’esprit divague en liberté. Mais quand il rejoint le corps, il lui faut davantage d’hazia… Le désir augmente ; et la vie se raccourcit, car cette substance est un poison. Cela commence par un tremblement, puis c’est la paralysie, et ensuite la mort. »
Arren considéra une femme assise contre un mur chauffé par le soleil ; elle avait levé la main comme pour chasser les mouches de son visage, mais la main dessinait dans l’air un geste saccadé et circulaire, comme si elle l’eût totalement oubliée et qu’elle ne fût mue que par des soubresauts de paralysie ou un tremblement des muscles. Le geste était pareil à une incantation vide de toute intention, à un sort dénué de sens.
Faucon la regardait aussi, sans manifester aucune expression. « Viens », dit-il.
Il lui fit traverser la place jusqu’à une baraque ombragée d’un vélum. Des zébrures de soleil colorées de vert, d’orange, de citron, de pourpre, d’azur, traversaient des étoffes, des châles et des ceintures tissés jurant à l’étalage, et dansaient, innombrables dans les minuscules miroirs qui ornaient la coiffure haute et emplumée de la femme qui vendait ces objets. Elle était adipeuse et psalmodiait d’une grosse voix : « Soies, satins, toiles, fourrures, feutres, lainages, toisons de Gont, gazes de Soul, soieries de Lorbanerie ! Hé, vous, hommes du Nord, enlevez vos manteaux molletonnés ; ne voyez-vous pas qu’il fait soleil ? Que diriez-vous de ramener ceci à une jeune fille de la lointaine Havnor ? Regardez ça, de la soie du Sud, fine comme l’aile d’éphémère ! » Elle avait déployé d’une main preste une pièce de soie aérienne, d’un rose chatoyant de fils d’argent.
— « Non, la patronne, nous n’avons pas épousé des reines », dit Faucon, et la voix de la femme s’enfla comme celle d’une trompette : « Alors, de quoi habillez-vous vos femmes, de toile d’emballage ? de toile à voile ? Avares, qui ne voulez pas acheter un peu de soie à une pauvre femme gelant dans la neige éternelle du Nord ! Que diriez-vous donc de ceci, une toison gontoise, pour vous aider à la tenir au chaud durant les nuits d’hiver ? » Elle jeta sur le comptoir un immense carré brun et crème, tissé du poil soyeux des chèvres des îles du Nord-est. Le soi-disant négociant avança la main pour le palper ; et il sourit.
« Ah, vous êtes gontois ? » dit la voix de trompette, et la coiffure oscillante envoya des milliers de points de couleur tournoyer sur le dais et les étoffes.
« C’est un ouvrage d’Andrade. Vous voyez ? Il n’y a que quatre fils de chaîne sur la largeur d’un doigt, les Gontois en emploient six, ou même davantage. Mais, dites-moi, pourquoi êtes-vous passée de l’état de magicienne à celui de fripière ? Quand je suis venu ici, il y a des années, je vous ai vue faire sortir des flammes des oreilles d’hommes, et vous transformiez ensuite les flammes en oiseaux et en cloches d’or, et c’était un commerce plus agréable que celui-ci. »
— « Ce n’était en aucune manière un commerce », dit la grosse femme ; et, l’espace d’un moment, Arren sentit ses yeux, durs comme des agates, qui les contemplaient, Faucon et lui, par-dessous le chatoiement et l’agitation de ses plumes dansantes et de ses miroirs étincelants.
— « C’était joli, ces flammes qui sortaient des oreilles », dit Faucon d’un ton convaincu mais naïf. « J’aurais foulu faire voir à mon nefeu. »
— « Écoutez donc, vous », dit la femme d’une voix moins âpre, appuyant ses larges bras bruns et ses seins lourds sur le comptoir. « Nous ne voulons plus de ces tours. Les gens n’en veulent plus. Ils ont vu au travers d’eux. Ces miroirs – je vois que vous vous souvenez de mes miroirs », et elle secoua la tête, de sorte que les reflets des points colorés tourbillonnèrent autour d’eux d’une manière vertigineuse, « eh bien, vous pouvez semer la confusion dans l’esprit d’un homme grâce au clignotement de ces miroirs, avec des mots, et avec d’autres artifices que je ne vous dirai point, jusqu’à ce qu’il pense voir ce qu’il ne voit pas, ce qui n’existe pas. Comme les flammes et les cloches d’or, ou les costumes dont j’endimanchais les marins, en étoffe d’or avec des diamants comme des abricots ; et ils partaient en se rengorgeant comme le Roi de Toutes les Iles… Mais c’étaient des tours, des supercheries ! Il est possible de duper les hommes. Ils sont comme des poulets charmés par un serpent, par un doigt tendu devant eux. Les hommes sont comme des poulets. Mais en fin de compte ils apprennent qu’ils ont été dupés et désorientés, et se mettent en colère ; et ils perdent tout plaisir à ce genre de chose. C’est pourquoi je me suis tournée vers ce négoce ; peut-être les soies ne sont-elles pas toutes de vraies soies, ni toutes les toisons des gontoises, mais elles font de l’usage quand même… Elles font de l’usage ! Elles sont réelles, et pas seulement des mensonges et de l’air, comme les costumes de tissu d’or. »
— « Bien, bien », dit Faucon, « il ne reste donc plus personne dans tout Horteville pour sortir du feu des oreilles, ou faire aucune magie, comme autrefois ? »
À ces derniers mots la femme se rembrunit ; elle se redressa et commença à replier soigneusement la toison ; « Ceux qui veulent des mensonges et des visions mâchent l’hazia », dit-elle. « Allez leur parler si vous voulez ! » Elle eut un signe de tête vers les silhouettes immobiles autour de la place.
— « Mais c’étaient des sorciers, ceux qui charmaient les vents pour les marins et jetaient des sorts de chance sur leurs cargaisons. Se sont-ils tous tournés vers d’autres métiers ? »
Mais elle, soudain furieuse, couvrit sa voix en criant : « Il existe un sorcier, si vous en voulez un, un fameux, un sorcier avec un bâton et tout le reste… vous le voyez ? Il a navigué avec Egre lui-même, pour créer les vents et découvrir de riches galères, à ce qu’il disait ; mais ce n’étaient que des mensonges, et le Capitaine Egre a fini par lui donner sa juste récompense : il lui a coupé la main droite. Et le voilà, à présent ; voyez-le, la bouche pleine d’hazia et la panse pleine d’air. D’air et de mensonges ! Et voilà tout ce qu’il y a dans votre magie, Capitaine Bouc ! »
— « Bien, bien, patronne », fit Faucon avec une douceur obstinée, « je posais seulement une question. » Elle présenta alors son large dos dans un formidable éblouissement de miroirs tournoyants ; et il se remit en marche, Arren à son côté.
Il n’allait pas au hasard. Ses pas les menèrent près de l’homme qu’elle avait désigné. Il était appuyé contre un mur, les yeux vagues ; le visage sombre et barbu avait été très beau. Le moignon du poignet, tout plissé, gisait sur le pavé dans la lumière brûlante du soleil, honteux.
Un brouhaha s’éleva dans les baraques derrière eux, mais Arren ne put détacher ses yeux de l’homme ; une fascination horrifiée le retenait. « Était-ce réellement un sorcier ? » demanda-t-il très bas.