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Arren s’adossa au mât et chanta. Sa voix n’était plus aiguë et suave comme lorsque le maître de musique du château de Berila l’avait formée, des années auparavant, faisant résonner les accords sur sa haute harpe ; à présent, elle était voilée dans les notes élevées, et dans les basses avait là résonance d’une viole, grave et claire. Il chanta la Complainte de l’Enchanteur Blanc, cette chanson composée par Elfarranne quand elle sut la mort de Morred, et attendait la sienne. Ce n’est pas souvent qu’on chante cette chanson, ni pour quelque motif futile. Épervier écouta la jeune voix forte, assurée et triste entre la mer et le ciel rouge, et les larmes lui vinrent aux yeux, l’aveuglant.

Arren resta un certain temps silencieux après cette chanson ; puis il se mit à chanter des airs mineurs, plus légers, à voix basse, berçant l’immense monotonie de l’air sans un souffle de vent, de la mer palpitante et de la lumière décroissante, tandis que se répandait la nuit.

Quand il s’arrêta de chanter, tout était calme, le vent était tombé, les vagues avaient diminué, les bois et les cordages crissaient à peine. La mer se taisait ; au-dessus d’elle, les étoiles apparaissaient une à une.. Au sud surgit une lumière jaune et perçante, qui dispersa sur l’eau des éclats d’or.

— « Regardez ! Un phare ! » Puis, au bout d’une minute : « Se peut-il que ce soit une étoile ? »

Épervier la contempla un moment et dit enfin : « Je crois qu’il s’agit de l’étoile Gobardon. On ne peut la voir que dans le Lointain Sud. Gobardon veut dire Couronne. Kurremkarmerruk nous a enseigné que, si l’on pousse encore plus loin vers le sud, on dégage une à une de l’horizon huit autres étoiles en dessous de Gobardon, formant une grande constellation, dont certains disent qu’elle a la forme d’un homme qui court, d’autres de la rune Agnen. La rune de Fin. »

Ils la regardèrent illuminer l’horizon marin agité et continuer à briller d’un éclat soutenu.

— « Tu as chanté Elfarranne », dit Épervier, « comme si tu avais su sa douleur, et me l’as fait savoir aussi… De toutes les histoires de Terremer, c’est celle qui m’a toujours le plus captivé. Le courage extraordinaire de Morred contre le désespoir ; et Serriadh qui était né au-delà du désespoir, le bon roi. Et elle, Elfarranne. Lorsque j’accomplis le plus grand mal que j’aie jamais fait, ce fut pourtant vers sa beauté que je crus me tourner ; et je la vis… L’espace d’un moment, je vis Elfarranne. »

Un frisson glacé parcourut le dos d’Arren. Il déglutit et resta silencieux, fixant l’étoile couleur de topaze, sinistre et splendide.

— « Lequel de ces héros est ton préféré ? » questionna le mage, et Arren répondit en hésitant : « Erreth-Akbe. »

— « Parce que c’était le plus grand ? »

— « Parce qu’il aurait pu régner sur Terremer tout entière, mais ne le voulut pas, et partit seul, et mourut solitaire en combattant le dragon Orm sur le rivage de Sélidor. »

Le mage ne répondit pas. Chacun suivit un moment ses propres pensées. Puis Arren demanda, observant toujours Gobardon la jaune : « Il est donc vrai qu’on peut ramener les morts à la vie par la magie et les faire parler aux vivants ? »

— « Par les sorts d’Appel. C’est en notre pouvoir. Mais on en fait rarement usage, et jamais avec sagesse, je crois. Le Maître Appeleur est d’accord avec moi ; il n’enseigne pas la Science de Paln où se trouvent ce genre de sorts ; il ne l’utilise pas non plus. Les plus puissants de ces sorts furent forgés, il y a mille ans, par celui qu’on appelait le Grand Mage de Paln. Il invoquait les esprits des héros et des mages, Erreth-Akbe lui-même, afin qu’ils conseillent les Seigneurs de Paln sur la conduite des guerres et du gouvernement. Mais le conseil des morts n’est pas profitable aux vivants. Paln connut des temps malheureux. Le Mage Gris fut chassé. Il mourut oublié. »

— « Il est donc mauvais de les appeler ? »

— « J’appellerai plutôt cela un malentendu. Une conception erronée de la vie. La mort et la vie sont une seule et même chose ; comme les deux côtés de la main, le dessus et la paume. Et pourtant, le dessus et la paume sont différents… On ne peut ni les séparer, ni les confondre. »

— « Alors, personne n’utilise plus ces sorts, à présent ? »

— « Je n’ai connu qu’un homme qui les employât librement, sans se rendre compte de leurs risques. Car ils sont dangereux, et comportent des risques plus grands que toute autre magie. Je viens de dire que la vie et la mort sont comme les deux côtés de ma main, mais, en vérité, nous ne savons pas ce qu’est la vie ni ce qu’est la mort. Il n’est pas sage d’avoir pouvoir sur ce qu’on ne comprend pas ; et il est bien improbable qu’il en résulte quelque chose de bon. »

— « Qui était cet homme qui les utilisait ? » demanda Arren.

C’était la première fois qu’Épervier répondait si volontiers à ses questions, dans cette, ambiance tranquille et méditative. Parler les consolait tous deux, quoique le sujet en fût sombre.

— « Il vivait à Havnor. On le tenait pour un simple sorcier, mais il avait le pouvoir inné d’un grand mage. Il monnayait son art, montrant à quiconque le payait tout esprit qu’il désirait voir, celui d’une épouse morte, d’un mari ou d’un enfant, emplissant sa maison d’ombres inquiètes venues des siècles anciens, des jolies femmes du temps des Rois. Je l’ai vu faire revenir de la Terre Aride mon vieux maître, celui qui était Archimage dans ma jeunesse, Nemmerle, dans le seul but de distraire les oisifs. Et cette grande âme vint à son appel, comme un chien soumis. Je me mis en colère, et le défiai. Je n’étais point encore Archimage. Je dis : « Tu contrains les morts à venir dans la maison. Viendras-tu avec moi dans la leur ? » Et je le fis venir, bien qu’il luttât contre moi de toute sa volonté, changeât de forme, et pleurât à voix haute dans les ténèbres quand il ne put plus rien faire d’autre. »

— « Vous l’avez donc tué ? » chuchota Arren, captivé.

— « Non. Je l’ai obligé à me suivre dans la terre des morts, et à en revenir avec moi. Il avait peur. Lui qui invoquait les morts avec une telle facilité avait plus peur de la mort – de sa propre mort – que tout autre homme de ma connaissance. Devant le mur de pierre… Mais je t’en dis plus qu’un novice ne doit en savoir. Et tu n’es pas même un novice. » Dans, la nuit, les yeux perçants rendirent à Arren son regard, le plongeant dans la confusion. « Aucune importance », dit l’Archimage. « Il y a donc un mur de pierre, à un certain endroit de la frontière. L’esprit le traverse à l’heure de la mort, et un vivant peut le traverser, et revenir, s’il connaît le chemin… Près du mur de pierre, cet homme se blottit, du côté des vivants, et essaya en vain de résister à ma volonté. Il s’accrochait aux pierres avec ses mains, pleurait et gémissait. Je l’ai obligé à continuer. Sa peur me donnait la nausée et m’irritait. J’aurais dû savoir à cela que j’agissais mal. Mais j’étais possédé par la colère et la vanité. Il était très fort, et moi impatient de prouver que j’étais plus fort encore. »

— « Qu’a-t-il fait ensuite, lorsque vous êtes revenus ? »

— « Rampé, et juré de ne plus employer la Science Palnienne ; il m’embrassa la main, mais m’aurait tué s’il l’avait osé. »

— « Qu’advint-il de lui ? »

— « Il a quitté Havnor pour l’ouest, peut-être pour Paln ; j’ai entendu dire, des années plus tard, qu’il était mort. Il avait les cheveux blancs lorsque je le connus, bien qu’il fût encore un homme vif, aux longs bras de lutteur. Qu’est-ce qui m’a pris de parler de lui ? Je n’arrive même pas à me rappeler son nom. »