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— « Son vrai nom ? »

— « Non ! Celui-là, je peux m’en souvenir… » Puis il s’interrompit, et, le temps de trois battements de cœur, se tint à tout fait immobile.

— « On l’appelait Cygne, à Havnor », dit-il d’une voix, prudente et changée. Il faisait trop sombre maintenant pour distinguer l’expression de son visage. Arren le vit se tourner et regarder l’étoile jaune, à présent plus haute sur les vagues, projetant sur eux une traînée d’or aussi fine qu’un fil d’araignée. Au bout d’un moment, il dit : « Ce n’est pas seulement dans les rêves, Arren, que nous nous trouvons face à ce qui est encore à venir dans ce qui est depuis longtemps oublié, et que nous disons ce qui paraît être des absurdités parce que nous refusons d’en voir la signification. »

VI. LORBANERIE

Vue à travers quinze kilomètres d’une eau éclairée par le soleil, Lorbanerie était verte, verte comme la mousse vive sur le bord d’une fontaine. De près, elle éclatait en feuilles, en troncs d’arbres, en ombres, en routes, en maisons, en visages et en vêtements, en poussière, et tout ce qui compose une île habitée par l’homme. Mais pourtant, par-dessus tout, elle était verte : car chacun de ses arpents de terre qui n’était pas bâti ou ne servait pas de chaussée était abandonné à ces arbres bas au faîte arrondi appelés hurbahs, dont les feuilles nourrissent les petits vers filant la soie que dévident et tissent les hommes, les femmes et les enfants de Lorbanerie. Au crépuscule, l’air est empli de petites chauves-souris grises qui se nourrissent des vers. Elles en mangent beaucoup, mais on le leur tolère et elles ne sont point exterminées par les tisserands, qui tiennent en vérité leur meurtre pour un acte de très mauvais augure. Car, disent-ils, si les êtres humains vivent des vers, les petites chauves-souris ont certainement le droit d’en faire autant.

Les maisons étaient curieuses, avec leurs petites fenêtres disposées au hasard, et leurs toits faits de brindilles d’hurbah, tous verts de mousse et de lichen. Ç’avait été autrefois une île prospère, pour une île des Lointains, et cela se voyait encore aux maisons qui avaient été bien peintes et bien meublées, aux grands rouets et aux métiers dans les chaumières et les ateliers, et à la jetée de pierre du petit port de Sosara, où auraient pu se ranger plusieurs galères marchandes. Mais le port était vide. La peinture des maisons était délavée, il n’y avait plus de mobilier neuf, et la plupart des rouets et des métiers étaient immobiles, couverts de poussière, avec des toiles d’araignées entre les pédales, entre la lice et le cadre.

« Des sorciers ? » dit le maire du village de Sosara, un homme trapu au visage aussi dur et aussi brun que la plante de ses pieds nus. « Il n’y a pas de sorciers à Lorbanerie. Il n’y en a jamais eu. »

— « Qui l’eût cru ? » fit Épervier, d’un ton admiratif.

Il était assis avec huit ou neuf villageois, et buvait du vin fait avec les baies d’hurbah, une boisson claire et amère. Il leur avait dit, par nécessité, qu’il était dans le Lointain Sud à la recherche de pierre d’emmelle, mais ne s’était déguisé d’aucune manière, pas plus que son compagnon, mis à part le fait qu’Arren avait caché son épée sur le bateau, comme de coutume ; et si Épervier avait son bâton sur lui, il était invisible. Les villageois s’étaient d’abord montrés maussades et hostiles, et paraissaient disposés à le redevenir d’un moment à l’autre ; seules l’habileté et l’autorité d’Épervier avaient pu forcer leur réticence. « Vous devez avoir ici de merveilleux arboriculteurs », disait-il à présent. « Que font-ils en cas de gelée tardive pour les vergers ? »

— « Rien », dit un homme maigre au bout de la rangée des villageois. Ils étaient tous assis en file, adossés au mur de la taverne, sous les feuilles du chaume. Tout près de leurs pieds nus, la pluie douce d’avril s’écrasait en grosses gouttes sur la terre.

— « C’est la pluie le danger, non la gelée », dit le maire. « Elle fait pourrir les caisses des vers à soie. Et nul ne peut empêcher la pluie de tomber. Nul ne l’a jamais fait. » Il était agressif pour tout ce qui touchait aux sorciers et à la sorcellerie ; certains des autres semblaient plus réservés sur le sujet. « Jamais il ne pleuvait à cette époque de l’année », fit l’un d’eux, « quand le vieux était vivant. »

— « Qui ? Le vieux Mildi ? Eh bien, il n’est plus vivant. Il est mort », dit le maire.

— « On l’appelait l’Homme des Vergers », dit l’homme maigre. « Oui. L’Homme des Vergers, qu’on l’appelait », dit un autre. Le silence tomba, comme tombait la pluie.

Derrière la fenêtre de l’unique pièce de l’auberge se tenait Arren. Il avait trouvé, accroché au mur, un vieux luth, au long manche et à trois cordes, tel qu’on en jouait dans l’Ile de Soie ; et il en jouait en ce moment, apprenait à en tirer de la musique, sans guère faire plus de bruit que la pluie crépitant sur le chaume.

« Dans les marchés d’Horteville », dit Épervier, « j’ai vu de l’étoffe vendue pour de la soie de Lorbanerie. C’était quelquefois de la soie. Mais jamais de la soie de Lorbanerie. »

— « Les saisons ont été mauvaises », dit l’homme maigre. « Quatre ans, cinq maintenant. »

— « Cinq ans, que cela fait, depuis la Veille des Friches », dit un vieillard d’une voix mâchonnante, satisfaite, « depuis que le vieux Mildi est mort, oui, mort bel et bien, et il était loin d’avoir l’âge que j’ai. Mort la Veille des Friches, oui. »

— « La rareté a fait monter les prix », dit le maire. « Pour une pièce de demi-fine teinte en bleu, nous obtenons maintenant ce que nous obtenions jadis pour trois. »

— « Quand nous les obtenons. Mais où sont les bateaux ? Et le bleu est artificiel », dit l’homme maigre, amenant ainsi une discussion d’une demi-heure sur la qualité des teintures qu’ils employaient dans les immenses ateliers.

— « Qui fabrique les teintures ? » interrogea Épervier, et alors éclata une nouvelle querelle. On aboutit à la conclusion que toutes les opérations de teinture se faisaient sous la surveillance d’une famille, dont les membres, en fait, se donnaient le titre de sorciers ; mais s’ils avaient jamais été des sorciers, ils avaient perdu leur art, et personne d’autre ne l’avait retrouvé, comme le fit aigrement remarquer l’homme maigre. Car ils étaient tous d’accord là-dessus, excepté le maire : les fameuses teintures bleues de Lorbanerie, et la pourpre sans pareille, le « feu de dragon » porté autrefois par les Reines de Havnor, n’étaient plus ce qu’elles avaient été. Quelque chose leur manquait, les pluies hors saison en étaient la cause, ou les colorants, ou les purifiants. « Ou les yeux des hommes qui ne savent distinguer l’azur véritable du bleu boueux », dit l’homme maigre en regardant fixement le maire. Celui-ci ne releva pas le défi ; et ils retombèrent dans le silence.

Le vin clairet ne semblait rendre leur humeur que plus acide, et leurs visages avaient un air renfrogné. On n’entendait plus à présent d’autre bruit que le murmure de la pluie sur les feuilles innombrables des vergers de la vallée, et le chuchotement de la mer au bout de la rue, et le susurrement du luth dans l’obscurité, à l’intérieur de la maison.

« Sait-il chanter, cette fille manquée qui vous accompagne ? » demanda le maire.

— « Oui, assurément. Arren ! Chante-nous un air, mon garçon. »

— « Je n’arrive pas à faire jouer ce luth autrement qu’en mineur », dit Arren par la fenêtre, souriant. « Il ne veut que pleurer. Qu’aimeriez-vous entendre, mes hôtes ? »