Le Maître Appeleur éleva le cristal entre ses mains et le tourna lentement comme s’il avait cherché sur sa surface rugueuse une entrée pour son regard. Longtemps il la manipula, d’un air attentif. Enfin il la posa et dit : « Changeur, je vois peu de chose, des fragments, des visions fugitives, rien qui forme un tout. »
Le Maître aux cheveux gris serra les poings. « N’est-ce pas une chose étrange en elle-même ? »
— « Comment cela ? »
— « Tes yeux sont-ils souvent aveugles ? » cria le Changeur, comme soudain furieux. « Ne vois-tu pas qu’il y a… » et il bafouilla plusieurs fois avant de pouvoir parler, « qu’il y a une main sur tes yeux, comme il y a une main sur ma bouche ? »
L’Appeleur dit : « Tu es surmené. »
— « Appelle la Présence de la Pierre », dit le Changeur en se contrôlant, mais la voix un peu étouffée.
— « Pourquoi ? »
— « Pourquoi ? Parce que je te le demande. »
— « Allons, Changeur, veux-tu me mettre au défi – comme des garçonnets devant la tanière d’un ours ? Sommes-nous des enfants ? »
— « Oui ! Face à ce que je vois dans la Pierre de Shelieth, je suis un enfant – un enfant terrifié. Appelle la Présence de la Pierre. Dois-je t’en supplier ? »
— « Non », dit le grand-maître, mais il se rembrunit, et se détourna de son aîné. Puis, étendant largement les bras dans le geste fameux par lequel débutent les enchantements de son art, il leva la tête et prononça les syllabes d’invocation. Tandis qu’il parlait, une lumière grandissait à l’intérieur de la Pierre de Shelieth. La pièce s’assombrit autour d’elle ; les ombres se rassemblèrent. Quand elles furent devenues intenses et la pierre très lumineuse, il joignit les mains et, l’élevant devant son visage, il scruta cette clarté radieuse.
Il resta silencieux, quelque temps, puis parla. « Je vois la Fontaine de Shelieth », dit-il à voix basse. « Les mares et les bassins, et les cascades, les grottes aux rideaux d’argent ruisselant où les fougères croissent sur des talus de mousse, les sables ondoyants, les eaux jaillissant et s’écoulant, les sources profondes sortant de terre, le mystère et la douceur de la source, la source… » Il se tut derechef et resta ainsi un moment, le visage pâle comme l’argent dans la lueur de la Pierre. Puis il poussa un cri inarticulé, et, lâchant la Pierre, qui tomba avec fracas, il s’effondra sur les genoux, la tête entre les mains.
Il n’y avait plus d’ombres. La lumière de l’été filtrait dans la pièce en désordre. La grosse pierre gisait intacte sous une table, dans la poussière et le fouillis.
L’Appeleur avança la main à l’aveuglette, pour saisir comme un enfant celle de l’autre homme. Il prit une profonde inspiration. Enfin il se redressa, s’appuyant légèrement sur le Changeur, et dit avec des lèvres tremblantes, faisant un effort pour sourire : « Je ne relèverai plus tes défis, Changeur. »
— « Qu’as-tu vu, Thorion ? »
— « J’ai vu les fontaines. Je les ai vues s’enfoncer, et les ruisseaux se tarir, et les bouches des sources se retirer. Et dessous tout était noir et sec. Tu as vu la mer avant la Création, mais j’ai vu la… ce qui vient ensuite… j’ai vu la Destruction. » Il humecta ses lèvres. « Je voudrais que l’Archimage fût ici. »
— « Je voudrais que nous soyons auprès de lui. »
— « Où ? Nul ne peut le retrouver maintenant. » L’Appeleur leva les yeux vers les fenêtres montrant le ciel bleu, paisible. « Aucune projection ne peut l’atteindre, aucun appel le toucher. Il est là où tu as vu une mer vide. Il arrive à l’endroit où se tarissent les sources. Il se trouve là où notre art ne sert de rien… Pourtant, il est peut-être encore des sorts qui pourraient lui parvenir, certains sorts de la Science de Paln. »
— « Mais ce sont des sorts par lesquels on fait revenir les morts parmi les vivants. »
— « Certains amènent les vivants parmi les morts. »
— « Tu ne le crois pas mort ? »
— « Je crois qu’il va vers la mort, et qu’il est attiré vers elle. Comme nous le sommes tous. Notre pouvoir nous quitte, et notre force ; et notre espoir, et notre chance. Les sources se tarissent. »
Le Changeur le dévisagea un moment avec une expression troublée. « Ne cherche pas à le joindre, Thorion », finit-il par dire. « Il savait ce qu’il cherchait bien longtemps avant nous. Pour lui, le monde est comme cette Pierre de Shelieth : il le regarde et voit ce qui est et ce qui doit être… Nous ne pouvons l’aider. Les grands enchantements sont devenus dangereux ; et, entre tous, ceux contenus dans la Science dont tu parles. Nous devons tenir bon, comme il nous l’ordonna, et veiller sur les murs de Roke, et à ce qu’on se souvienne des Noms. »
— « Oui », dit l’Appeleur. « Mais il me faut aller réfléchir à ceci. » Et il sortit de la pièce dans la tour, d’une démarche un peu raide, tenant haut sa tête noble et sombre »
Au matin, le Changeur le chercha. Pénétrant dans sa chambre après avoir frappé en vain, il le trouva étendu sur le sol de pierre, comme renversé par un coup puissant. Ses bras étaient étendus comme en un geste d’invocation, mais ses mains étaient froides, et ses yeux ouverts ne voyaient rien. Bien que le Changeur se fut agenouillé auprès de lui et l’eût appelé avec l’autorité d’un mage, répétant par trois fois son nom, Thorion, il resta immobile. Il n’était point mort, mais il restait en lui juste assez de vie pour que son cœur continuât de battre très lentement et que ses poumons retinssent un léger souffle. Le Changeur lui prit les mains, et les gardant entre les siennes murmura : « O Thorion, je t’ai contraint à regarder dans la Pierre. Ceci est mon œuvre ! » Puis, sortant en hâte de la chambre, il dit à tous ceux qu’il croisa, maîtres et étudiants : « L’ennemi est arrivé jusqu’à nous, jusque dans Roke là bien-gardée, et nous a atteints en plein cœur ! » Bien qu’il fût un homme doux, il paraissait si froid et si égaré que ceux qui le voyaient prenaient peur. « Prenez soin du Maître Appeleur », dit-il. « Mais qui rappellera son esprit, maintenant que le maître de cet art est lui-même parti ? »
Il se dirigea vers sa propre chambre, et tous s’écartèrent pour le laisser passer.
Le Maître Guérisseur fut appelé. Il fit mettre au lit, Thorion l’Appeleur, et le fit couvrir chaudement ; mais il ne prépara aucune infusion d’herbe qui soigne, non plus qu’il ne chanta un de ces cantiques qui soulagent le corps malade ou l’esprit dérangé. L’un de ses élèves était avec lui, un jeune garçon qui n’avait pas encore été fait sorcier, mais qui promettait dans son art, et il lui demanda : « Maître, n’y a-t-il rien qu’on puisse faire pour lui ? »
— « Pas de ce côté du mur », dit le Maître Guérisseur. Puis, se rappelant à qui il parlait, il dit : « Il n’est pas malade, mon garçon ; mais même s’il s’agissait d’une fièvre ou d’une maladie physique, je ne sais si notre art serait utile. Il semble qu’il n’y ait plus de goût à mes herbes ces temps-ci ; et, bien que je prononce les mots de nos sorts, ils n’ont plus de vertus. »
— « C’est comme le disait le Maître Chantre hier. Il s’est arrêté au milieu d’un chant qu’il nous enseignait et a dit : Je ne sais plus ce que signifie ce chant. Et il est sorti de la salle. Certains ont ri, mais j’ai eu l’impression que le sol s’écroulait sous moi. ».
Le Guérisseur regarda le visage franc et intelligent du garçon, puis abaissa les yeux sur celui de l’Appeleur, rigide et glacé. « Il reviendra parmi nous », dit-il. « Et les chants ne seront pas oubliés. »