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Le mage tourna la tête. « Lebannen », dit-il, et le garçon se leva et s’avança, bien qu’il n’eût aucune envie de s’approcher d’un pas, de ces mâchoires de quelque cinq mètres et des yeux allongés, jaune-vert, aux pupilles en fente, qui brûlaient dans l’air au-dessus de lui.

Épervier ne lui dit rien, mais posa une main sur son épaule, et parla à nouveau au dragon, avec concision.

— « Lebannen », dit la voix immense dépourvue de passion. « Agni Lebannen ! »

Il leva la tête ; la pression de la main du mage le rappela à la prudence et il évita le regard des yeux d’un vert doré.

Il ne savait pas parler la Langue Ancienne ; mais il ne resta pas muet pour autant. « Je te salue, Orm Embar, Seigneur Dragon », dit-il d’une voix claire, comme un prince saluant un autre prince.

Puis il y eut un silence, et le cœur d’Arren battit soudain avec force et péniblement. Mais Épervier, à son côté, sourit.

Après cela, le dragon parla à nouveau, et Épervier lui répondit : et cela parut fort long à Arren. Enfin ce dialogue prit fin, de façon inattendue. Le dragon s’envola d’un battement d’ailes qui faillit faire chavirer l’embarcation, et disparut. Arren regarda le soleil, et découvrit qu’il ne semblait pas plus près de se coucher qu’auparavant ; il ne s’était en réalité écoulé guère de temps. Mais le visage du mage avait la couleur de la cendre humide, et ses yeux luisaient quand il se tourna vers Arren. Il s’assit sur le banc de nage.

— « Bien joué, mon garçon », dit-il d’une voix rauque. « Il n’est pas facile… de parler aux dragons. »

Arren alla chercher des vivres, car ils n’avaient rien pris de toute la journée ; et le mage ne dit plus rien jusqu’à ce qu’ils aient bu et mangé. Le soleil était alors bas sur l’horizon, bien qu’à ces latitudes nordiques, et peu après le solstice, la nuit vînt fard et lentement.

— « Eh bien », dit-il enfin, « Orm Embar m’en a, à sa façon, beaucoup appris. Il dit que celui que nous cherchons est, et n’est pas, sur Selidor… Il est difficile à un dragon de parler clairement. Ils n’ont pas l’esprit simple. Et même quand l’un d’entre eux veut bien dire la vérité à un homme, ce qui est rare, il ignore comment la vérité se présente à un homme. Je lui ai donc demandé : " De la même manière que ton père Orm se trouve sur Selidor ? " Car, comme tu le sais, c’est là qu’Orm et Erreth-Akbe périrent dans leur combat. Et il répondit : " Oui et non. Tu le trouveras sur Selidor, mais pas sur Selidor. " Épervier s’interrompit et réfléchit, mâchonnant une croûte de pain dur. " Peut-être voulait-il dire que, bien que l’homme ne soit pas sur Selidor, c’est là que je dois me rendre pour le rejoindre. Peut-être… " Je l’ai ensuite questionné sur les autres dragons. Il a dit que l’homme était venu parmi eux, sans nulle crainte, car ayant été tué il revient de la mort dans son propre corps, et vivant.

Pour cette raison, ils le craignent comme une créature hors nature ; et leur crainte fournit à sa magie une emprise sur eux, et il leur a retiré le Langage de la Création, les laissant en proie à leur nature sauvage. Ils s’entre-dévorent donc, ou se suicident en plongeant dans la mer, mort détestable pour le serpent à feu, la bête du vent et du feu. J’ai dit alors : " Où est le Seigneur Kalessin ? " et tout ce qu’il a daigné me répondre fut : Dans l’Ouest ", ce qui peut signifier, mais ce n’est pas certain, que Kalessin s’est envolé vers d’autres régions, qui se trouvent, disent les dragons, plus loin qu’aucun bateau n’est jamais allé. J’ai alors cessé mes questions, et il m’a posé les siennes, disant : " J’ai survolé Kaltuel en regagnant le Nord, et les Portes de Tor. Sur Kaltuel j’ai vu des villageois tuer un bébé sur la pierre d’un autel, et sur Ingat j’ai vu un sorcier massacré par ses concitoyens, qui lui jetaient des pierres. Mangeront-ils le bébé, à ton avis, Ged ? Le sorcier reviendra-t-il de la mort pour jeter des pierres à ses concitoyens ? " J’ai pensé qu’il se moquait de moi, et m’apprêtai à répliquer avec colère, mais il ne se moquait point. Il dit : " Les choses ont perdu leurs sens. Il y a un trou dans le monde et la mer s’en échappe. La lumière s’en échappe. Nous resterons sur la terre aride. Il n’y aura plus de verbe, et plus de mort. " Et je compris enfin ce qu’il voulait me dire. »

Arren, lui, ne comprenait pas ; et, qui plus est, était cruellement troublé. Car Épervier, en répétant les paroles du dragon, s’était nommé par son nom véritable, on ne pouvait s’y méprendre. Cela ravivait en Arren le souvenir fâcheux de cette femme torturée de Lorbanerie, criant à tous les échos : « Mon nom est Akaren ! » Si les pouvoirs de la sorcellerie, de la musique, de la parole et de la confiance s’affaiblissaient et se desséchaient parmi les hommes, si une peur démente s’emparait d’eux au point que, comme les dragons privés de raison, ils se tournaient les uns contre les autres pour se détruire : si tout cela était, son seigneur y échapperait-il ? Était-il fort à ce point ?

Il n’en avait pas l’air, penché comme il l’était sur son souper de pain et de poisson fumé, avec ses cheveux gris roussis par le feu, ses mains fines et son visage las.

Cependant le dragon le craignait.

— « Qu’est-ce qui t’ennuie, mon garçon ? »

Avec lui, inutile de dissimuler la vérité.

— « Mon seigneur, vous avez prononcé votre nom. »

— « Oh, oui ! Je croyais l’avoir déjà fait. Tu auras besoin de mon nom véritable, si nous allons là où il nous faut aller. » Tout en mastiquant, il leva les yeux vers Arren : « Pensais-tu que je devenais sénile, et que j’allais partout clamant mon nom, comme les vieillards larmoyants privés de raison et de vergogne ? Pas encore, mon garçon ! »

— « Non », fit Arren, tellement confus qu’il lui fut impossible d’ajouter autre chose. Il était très fatigué ; la journée avait été longue et pleine de dragons. Et devant eux la route devenait noire.

— « Arren », dit le mage… « Non, Lebannen : là où nous allons, on ne dissimule rien : tous portent leurs vrais noms. »

— « On ne peut blesser les morts », dit Arren, sombrement.

— « Mais ce n’est pas seulement là, pas seulement dans la mort, que les hommes revêtent leur nom. Ceux qu’on peut blesser le plus facilement, les plus vulnérables, sont ceux qui ont donné leur amour, et ne le reprennent point : ceux-là s’appellent par leurs noms. Ceux qui ont le cœur fidèle, ceux qui donnent la vie… Mais tu es épuisé, mon garçon. Étends-toi et dors. Il n’y a plus rien à faire à présent, sinon tenir le cap toute la nuit. Et au matin nous verrons la dernière île du monde. »

Sa voix recelait une douceur infinie. Arren se roula en boule à l’avant, et le sommeil vint immédiatement l’envahir. Il entendit le mage entonner une incantation à voix basse, presque chuchotant, non pas en langue hardique mais dans celle de la Création ; et, alors qu’il commençait enfin à la comprendre, et à se rappeler ce que signifiaient les mots, il fut profondément endormi, juste avant de les avoir compris.

En silence le mage rangea le pain et la viande, inspecta les lignes, remit tout en ordre sur le bateau, puis, prenant en main le câble de guidage et s’asseyant sur le banc de nage arrière, il mit dans la voile un fort vent de mage. Inlassable, Voitloin fila vers le nord, comme une flèche sur la mer…