Épervier abaissa son regard sur Arren. Le visage endormi du garçon était illuminé d’or rouge par le couchant qui se prolongeait, et sa rude tignasse agitée par le vent. L’air doux, tranquille et princier du garçon qui se tenait près de la fontaine de la Grande Maison, quelques mois auparavant, avait disparu ; ce visage-là était plus maigre, plus dur et beaucoup plus énergique. Mais il n’en était pas moins beau.
— « Je n’ai trouvé personne pour marcher sur mes traces », dit à voix haute Ged l’Archimage à l’adolescent endormi, ou au vent creux. « Personne que toi. Et tu dois suivre ton chemin, pas le mien. Pourtant, ton royaume, en partie, sera mien. Car je t’ai reconnu, je t’ai reconnu le premier ! On me louera bien plus pour cela dans la suite des temps que pour tous mes faits de magie… S’il y a une suite aux temps. Car d’abord nous devons tous deux nous maintenir sur le point d’appui, le levier même du monde. Et si je tombe, tu tomberas, et tout le reste également… Pour un moment, un moment seulement. Aucune obscurité ne dure éternellement. Et même là, il y a des étoiles… Mais que j’aimerais te voir couronné à Havnor, et le soleil luire sur la Tour de l’Épée, et sur l’Anneau que nous avons ramené pour toi d’Atuan, des Tombes ténébreuses, Tenar et moi, avant même que tu fusses né ! »
Il rit alors ; et, se tournant face au nord, il dit pour lui-même, dans la langue commune : « Un chevrier, placer sur son trône l’héritier de Morred ! N’apprendrai-je donc jamais ? »
Immédiatement après, alors qu’il gardait à la main le câble de guidage et regardait se tendre la voile, rougie par les dernières lueurs de l’ouest, il parla encore, doucement. « À Havnor je ne serai point, ni à Roke. Il est temps d’en finir avec le pouvoir. Laisser tomber les vieux joujoux, et reprendre la route. Il est temps que je rentre chez moi. J’irai voir Tenar. J’irai voir Ogion, pour lui parler avant sa mort, dans la maison perchée sur les falaises de Re Albi. J’ai tellement envie de marcher sur la montagne, la montagne de Gont, dans les forêts, en automne, quand les feuilles resplendissent ! Il n’est pas de royaume comparable aux forêts. Il est temps que j’aille là-bas, que j’aille silencieux et seul. Et peut-être là-bas apprendrai-je enfin ce que nulle action, nul pouvoir ne peuvent m’enseigner, ce que je n’ai jamais su, »
L’ouest tout entier flamboyait d’un rouge violent et glorieux, au point que la mer était pourpre et la voile au-dessus d’elle rouge comme le sang ; puis la nuit arriva, paisible. Tout au long de cette nuit, le garçon dormit et l’homme veilla, le regard toujours fixé droit devant lui, dans les ténèbres. Il n’y avait pas d’étoiles.
XI. SELIDOR
Le matin, à son réveil, Arren vit devant le bateau, se découpant indécis et bas sur le bleu de l’ouest, les rivages de Selidor.
Dans le Château de Berila se trouvaient de vieilles cartes dessinées à l’époque des Rois, quand les marchands et les explorateurs avaient navigué plus loin que les Pays de l’Intérieur, et que les Lointains avaient été mieux connus. Une immense carte du Nord et de l’Ouest en mosaïque ornait deux murs de la salle du trône, avec l’île d’Enlad en gris et or au-dessus du trône ; et Arren la revoyait en pensée, telle qu’il l’avait mille fois vue durant son enfance. Au nord d’Enlad se trouvai, Osskil, et à l’ouest Ebosskil, et au sud de celle-ci Semel et Paln ; et là finissaient les Contrées de l’Intérieur, et il n’y avait plus rien que la mosaïque d’un vert-bleu pâle de la mer vide, relevée par-ci par-là d’un dauphin ou d’une baleine minuscules. Puis enfin, après l’angle où se rencontraient le mur du Nord et le mur de l’Ouest, il y avait Narveduen, et au-delà encore trois îles de moindre importance. Puis à nouveau la mer déserte, encore et encore ; jusqu’à la limite même du mur, et la fin de la carte, où était Selidor ; au-delà, rien.
Il se la rappelait nettement, avec sa forme arrondie, et une vaste baie en son centre, se rétrécissant vers l’est. Ils n’étaient pas encore assez au nord pour la voir, mais gouvernaient présentement vers une anse profonde s’ouvrant dans le cap, tout au sud de l’île ; et là, tandis que le soleil était encore bas dans la brume du matin, ils débarquèrent.
Ainsi s’achevait leur course prodigieuse, depuis les Routes de Balatran jusqu’à l’Ile Occidentale. L’immobilité du sol leur sembla étrange, lorsqu’ils eurent tiré Voitloin au sec et qu’ils foulèrent la terre ferme, après une si longue navigation.
Ged escalada une dune basse, couronnée d’herbe dont les aigrettes s’inclinaient sur la pente raide, au sable retenu en corniches par les solides racines de la végétation. Lorsqu’il atteignit le sommet, il resta immobile, et regarda vers le nord-ouest. Arren s’était arrêté pour mettre ses chaussures, qu’il n’avait pas portées depuis de nombreux jours ; puis il sortit du coffre son épée et la ceignit, sans se demander cette fois s’il était bien ou non de le faire. Et il alla rejoindre Ged pour contempler le terrain.
Les dunes à l’intérieur de l’île couraient, herbeuses et basses, sur environ huit cents mètres ; ensuite venaient des lagons, à la dense végétation de joncs et de roseaux marins, et, au-delà, de petites collines qui s’étendaient, jaune-brun et désertes, à perte de vue. Belle et désolée était Selidor. Nulle part elle ne révélait la marque de l’homme, de son travail ou de son habitat. Aucune bête n’y était visible, et les lacs emplis de roseaux ne portaient nulle bande de mouettes ou d’oies sauvages ni aucun oiseau.
Ils descendirent la pente intérieure de la dune, et le sable les isola du bruit des vagues et du vent, si bien que tout devint silencieux.
Entre cette dune, la plus proche des flots et la suivante, s’ouvrait une combe de sable immaculé, ombreuse, dont le soleil matinal réchauffait le versant ouest. « Lebannen », dit le mage, car il employait désormais le nom véritable d’Arren, « je n’ai pu dormir cette nuit, et dois le faire maintenant. Reste auprès de moi et monte la garde. » Il s’allongea au soleil, car l’ombre était fraîche, mit son bras sur ses yeux, soupira, et s’endormit. Arren s’assit près de lui. Il ne distinguait que les pentes blanches de la combe, et l’herbe du sommet de la dune se courbant sur le bleu embrumé du ciel, et le soleil jaune. Il n’y avait aucun bruit, à part le murmure assourdi du ressac, et parfois le vent en rafales déplaçait les particules de sable avec un faible chuchotis.
Arren vit ce qui aurait pu être un aigle, volant très haut ; mais ce n’en était pas un. Il décrivit un vaste cercle et descendit, fondant sur eux avec le bruit du tonnerre et un sifflement perçant produit par les ailes dorées déployées. Il se posa sur ses serres immenses au sommet de la dune. Contre le soleil, l’énorme tête était noire, avec des reflets de feu.
Le dragon rampa un peu le long de la pente, et parla : « Agni Lebannen », dit-il.
Debout entre lui et Ged, Arren répondit : « Orm Embar. » Et il brandit son épée nue.
Elle ne lui semblait plus pesante, maintenant. La garde lisse et usée s’adaptait commodément à sa main. La lame était sortie du fourreau avec légèreté et empressement. Le pouvoir, l’ancienneté de Morred étaient avec lui, car il savait à présent quel usage il devait en faire. C’était son épée.
Le dragon parla de nouveau, mais Arren ne parvint pas à le comprendre. Il regarda derrière lui son compagnon endormi, que tout ce fracas n’avait pas réveillé, et dit au dragon : « Mon seigneur est fatigué : il dort. »
À ces mots, Orm Embar rampa et ondula jusqu’au fond de la combe. À terre, il était lourd, et non souple et libre comme il l’était dans son vol, mais il y avait une grâce sinistre dans le pas lent de ses immenses pieds griffus et la courbe de sa queue épineuse. Une fois au fond, il rentra ses pattes sous lui, leva sa tête gigantesque, et resta immobile : pareil à un dragon gravé sur le heaume d’un guerrier. Arren avait conscience de son œil jaune posé sur lui, à moins de dix pas, et de la légère odeur de brûlé qui flottait autour de lui. Ce n’était pas une odeur de charogne ; sèche et métallique, elle s’accordait aux faibles senteurs de la mer et du sable salin, une senteur pure et sauvage. Le soleil en montant frappait les flancs d’Orm Embar, et il s’embrasait, comme un être de fer et d’or.