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Ged et lui se réveillèrent tard, alors que le soleil, déjà plus haut d’une largeur de main que les collines, se libérait enfin du brouillard pour éclairer la terre froide. Tandis qu’ils mangeaient leur léger repas du matin, le dragon survint, tournoyant dans les airs au-dessus d’eux. Le feu fusait de ses mâchoires, et de la fumée et des étincelles de ses narines rouges ; ses dents luisaient comme des lames d’ivoire dans cette lueur cuivrée. Mais il ne dit rien » bien que Ged lui eût crié, dans son langage : « L’as-tu trouvé, Orm Embar ? »

Le dragon rejeta la tête en arrière et arqua son corps d’étrange manière, raclant l’air de ses serres tranchantes. Puis il reprit son essor et fila vers l’ouest, sans cesser de les regarder.

Ged empoigna son bâton et en frappa le sol. « Il ne peut parler », dit-il. « Il ne peut plus parler ! Les mots de la Création lui ont été retirés, et il est comme un vipereau, comme un ver sans langue, et sa sagesse est muette. Mais il peut nous montrer le chemin, et nous pouvons le suivre ! » Ils jetèrent sur leur dos leur léger chargement et se dirigèrent vers l’ouest à travers les collines, suivant la direction prise par Orm Embar.

Durant douze kilomètres ou plus, ils marchèrent sans ralentir le pas rapide et soutenu du départ. À présent, la mer était de chaque côté, et ils suivaient le revers d’une longue chaîne descendante qui s’en venait mourir parmi les joncs secs et les lits sinueux des affluents, sur une plage en courbe ouverte, au sable couleur d’ivoire. C’était là le cap le plus à l’ouest de toutes les îles, le bout de la terre.

Orm Embar était tapi sur ce sable clair, la tête basse comme un chat en colère, et sa respiration haletante arrivait par bouffées enflammées. À quelque distance, entre lui et les longs et bas brisants de la mer, se trouvait une chose pareille à une hutte ou à un abri, blanche, comme faite de bois flotté décoloré par le temps. Mais il n’y avait aucune épave sur ce rivage, qui ne faisait face à nulle autre terre. Comme ils se rapprochaient, Arren vit que ces murs délabrés étaient faits d’os gigantesques : des os de baleine, pensa-t-il d’abord ; puis il vit les triangles blancs affûtés comme des couteaux, et sut que c’étaient les ossements d’un dragon.

Ils allèrent jusque-là. Le soleil sur la mer scintillait par les brèches entre les os. Le linteau de la porte était un fémur plus haut qu’un homme. Dessus se trouvait un crâne humain, fixant de ses yeux creux les collines de Selidor.

Ils firent halte, et, alors qu’ils levaient la tête vers le crâne, un homme sortit sur le seuil. Il portait une armure de bronze doré à la mode antique ; elle était déchirée comme par des coups de hachette, et le fourreau orné de pierres précieuses était vide d’épée. Son visage était grave, avec des sourcils noirs et arqués et un nez étroit ; ses yeux étaient sombres, perçants et emplis de chagrin. Ses bras portaient des blessures, comme sa gorge et son flanc ; elles ne saignaient plus, mais c’étaient des blessures mortelles. Il se tenait droit, immobile, et les regardait.

Ged fit un pas vers lui. Ainsi face à face, ils se ressemblaient un peu.

— « Tu es Erreth-Akbe », dit Ged. L’autre continua de le fixer, et hocha une fois la tête sans parler.

— « Même toi, il te faut obéir à son ordre. » Une colère contenue perçait dans la voix de Ged. « O mon seigneur, le meilleur et le plus brave de tous, repose dans ton honneur et dans la mort ! » Et élevant les mains, Ged les abaissa d’un geste ample, répétant ces mots qu’il avait prononcés devant la multitude des morts. Ses mains laissèrent un moment dans l’air une large trace brillante. Quand elle eut disparu, l’homme en armure avait disparu aussi, et seul le soleil resplendissait à l’endroit où il s’était tenu.

Ged frappa de son bâton la maison d’ossements, et elle s’écroula et s’évanouit. Il n’en resta plus rien qu’une immense côte émergeant du sable.

Il se tourna alors vers Orm Embar. « Est-ce ici, Orm Embar ? Est-ce l’endroit ? »

Le dragon ouvrit la bouche et émit un long sifflement haletant :

— « Ici, sur le dernier rivage du monde. C’est bien ! » Alors, serrant dans sa main gauche son noir bâton d’if, Ged ouvrit les bras en un geste d’invocation, et parla. Bien qu’il se fût exprimé dans le Langage de la Création, Arren comprit enfin, comme tous ceux qui entendent cette invocation doivent la comprendre, car son pouvoir est universel : « A présent, je t’appelle, en ce lieu, mon ennemi, devant mes yeux en chair et en os, et te contrains par le mot qui ne sera pas dit avant la fin des temps à venir ! »

Mais, là où il aurait dû prononcer le nom de celui qu’il invoquait, Ged dit seulement : Mon ennemi.

Un silence suivit, comme si le bruit de la mer se fût éteint. Il sembla à Arren que le soleil faiblissait et s’obscurcissait, bien qu’il fût encore haut dans un ciel clair. L’obscurité tomba sur la plage, comme lorsqu’on regarde à travers un verre fumé ; juste devant Ged, il faisait très sombre, et on pouvait difficilement distinguer ce qu’il y avait là. Presque comme s’il n’y eût rien, rien sur quoi la lumière pût tomber, une ombre informe.

Il en surgit soudain un homme. C’était celui qu’ils avaient vu sur la dune, grand et souple, avec ses cheveux noirs, ses bras longs. Il tenait à présent une longue baguette, ou une lame d’acier, gravée de runes sur toute sa longueur, et il l’inclina vers Ged, se campant face à lui. Mais il y avait dans ses yeux quelque chose d’étrange, comme s’il eût été ébloui par le soleil et ne pût voir.

— « Je viens », dit-il, « quand il me plaît, à ma manière. Tu ne peux m’appeler, Archimage. Je ne suis point ombre. Je suis vivant. Moi seul suis vivant ! Tu crois l’être, mais tu es en train de mourir, de mourir ! Sais-tu ce qu’est ceci, ce que je tiens ? C’est le bâton du Mage Gris ; celui qui fit taire Nereger ; le maître de mon art. Mais c’est moi le Maître à présent. Et j’en ai assez de jouer avec toi ! » Sur ces mots, il brandit brusquement la lame d’acier vers Ged, qui semblait paralysé et muet. Arren se tenait à un pas derrière lui, et sa seule volonté était d’avancer, mais il ne pouvait se mouvoir ; il ne parvenait pas même à poser la main sur la garde de son épée, et sa voix s’arrêtait dans sa gorge.

Mais au-dessus de Ged et d’Arren, au-dessus de leurs têtes, énorme, flamboyant, survint le corps immense du dragon qui, d’un bond, plongea de toute sa puissance sur l’autre, et la lame enchantée pénétra dans la poitrine cuirassée du dragon jusqu’à la garde ; mais l’homme était effondré sous le poids de l’animal, écrasé et brûlé.

Se relevant dans le sable, cambrant le dos et battant de ses ailes membraneuses, Orm Embar vomit des gouttes de feu, et hurla. Il tenta de s’élever mais il ne pouvait plus voler. Traîtresse et glacée, la lame lui transperçait le cœur. Il se recroquevilla, et le sang se mit à couler à gros bouillons, de sa gueule, noir et venimeux, et le feu mourut dans ses narines, qui devinrent semblables à des puits de cendre. Il posa sur le sable sa tête énorme.

Ainsi périt Orm Embar, là où était mort son ancêtre Orm, sur les ossements d’Orm, dans le sable inhumés.

Mais, à la place de son ennemi abattu, il y avait maintenant une chose horrible et ratatinée, comme le corps d’une grosse araignée desséchée dans sa toile, consumée par le souffle du dragon, et broyée par ses pattes griffues. Pourtant, sous le regard d’Arren, elle remua. Elle rampa à quelque distance du dragon.

Et le visage se leva vers eux. Il ne présentait plus rien d’avenant, seulement la ruine, une vieillesse ayant outrepassé la vieillesse. La bouche était flétrie. Les orbites des yeux étaient vides, et depuis longtemps semblait-il. Ainsi Ged et Arren virent-ils enfin le visage de leur ennemi.