L’aveugle leva son visage, dans lequel la haine et la peur luttaient visiblement. La haine triompha. « Je ne veux pas », dit-il.
À ces mots, Arren s’avança, et il dit : « Tu le feras. »
L’aveugle resta muet. Le silence froid et les ténèbres du royaume des morts les entouraient, cernaient leurs paroles.
— « Qui es-tu ? »
— « Mon nom est Lebannen. »
Ged parla : « Toi qui te donnes le nom de Roi, ne sais-tu pas qui est celui-ci ? »
À nouveau Cygne resta muet. Puis il dit, haletant un peu : « Mais il est mort ! Tu es mort. Tu ne peux revenir en arrière. Il n’y a pas d’issue. Vous êtes prisonniers ici ! » Tandis qu’il parlait, le chatoiement lumineux, sur lui, s’éteignit ; et ils l’entendirent se retourner vers les ténèbres et s’éloigner d’eux en hâte. « Donnez-moi de la lumière, mon seigneur ! » cria Arren, et Ged brandit son bâton au-dessus de sa tête ; et la lumière blanche déchira cette antique obscurité pleine de rochers et d’ombres, parmi lesquels la haute silhouette voûtée de l’infirme se faufilait avec précipitation, s’éloignant vers l’amont, d’une démarche étrange, à la fois aveugle et assurée. Derrière lui venait Arren, l’épée à la main ; et, derrière lui encore, Ged.
Bientôt Arren eut distancé son compagnon, et la lumière se fit très faible, souvent arrêtée par les rochers et les détours du lit de la rivière ; mais le bruit de la marche de Cygne, le sentiment de sa présence devant lui, suffisaient à le guider. Il se rapprocha lentement tandis que la route devenait plus escarpée. Ils escaladaient une gorge raide obstruée de pierres ; la Rivière Sèche, s’amenuisant vers sa source, serpentait entre ses rives à pic. Des rochers s’effritaient sous leurs pieds et leurs mains, car ils étaient obligés de grimper à quatre pattes. Arren perçut le rétrécissement final des rives, et, se jetant en avant, rejoignit Cygne et lui prit le bras, l’immobilisant sur place : une sorte de cuvette rocheuse de près de deux mètres de largeur, qui avait pu être une mare, si l’eau avait jamais coulé là, et au-dessus d’elle une falaise croulante de rocs et de scories. Dans cette falaise béait un trou noir, la source de la Rivière Sèche.
Cygne n’essaya pas de se dégager. Il resta totalement immobile, tandis que la lumière marquant l’approche de Ged illuminait sa face sans yeux. Il l’avait tournée vers Arren. « C’est ici », dit-il enfin, en même temps qu’une sorte de sourire se formait sur ses lèvres. « C’est l’endroit que tu cherches. Tu le vois ? Ici tu peux renaître. Il te suffit de me suivre. Tu vivras l’immortalité. Nous serons rois ensemble. »
Arren regarda cette source noire et sèche, cette bouche de poussière, ce lieu où une âme morte, rampant dans la terre et les ténèbres, était née à nouveau, et morte : elle lui paraissait abominable, et il dit d’une voix âpre, combattant une mortelle nausée : « Qu’elle se ferme ! »
— « Elle se fermera », dit Ged, surgissant à son côté. Et la lumière flamboyait maintenant sur ses mains et son visage, comme s’il eût été une étoile tombée sur terre dans cette nuit sans fin. Devant lui la fontaine asséchée, la porte, s’ouvrait béante. Elle était large et creuse, mais qu’elle fût ou non profonde, on ne pouvait le dire. Il n’y avait à l’intérieur rien qui pût accrocher la lumière, rien que l’œil pût distinguer. C’était le vide. Derrière elles n’étaient ni la lumière ni les ténèbres, ni la vie ni la mort. Rien. C’était une voie qui ne menait nulle part. Ged leva les mains et parla. Arren tenait toujours le bras de Cygne ; l’aveugle avait posé sa main libre contre les rochers de la falaise. Tous deux se taisaient, retenus par la puissance de l’enchantement.
Avec le talent et l’expérience de toute une vie, et de toute la force de son cœur farouche, Ged s’efforçait de fermer cette porte, de rendre au monde son unité. Et sous la puissance de sa voix et le geste impérieux de ses mains modeleuses, les rochers s’assemblèrent, péniblement, tentant de se réunir, de former un tout. Mais en même temps la lumière s’affaiblissait, de plus en plus, s’effaçait de ses mains et de son visage, s’éteignait sur son bâton d’if, au point qu’il ne resta plus au bout de celui-ci qu’une petite lueur. Dans cette faible lumière, Arren vit que la porte était presque fermée.
Sous sa main, l’aveugle sentait les rochers bouger, les sentait s’assembler ; et il sentait aussi l’art et le pouvoir l’abandonner, se dépenser, se consumer… Et soudain il hurla « Non ! » et s’arracha à l’étreinte d’Arren, se jetant en avant pour serrer Ged dans une étreinte puissante d’aveugle. Le précipitant à terre sous son poids, il referma ses mains sur sa gorge pour l’étrangler.
Arren leva alors l’épée de Serriadh, et abattit la lame avec force et précision sur le cou qui s’offrait, sous des cheveux emmêlés.
L’esprit vivant possède du poids dans le monde des morts, et l’ombre de l’épée avait un tranchant. La lame fit une vaste blessure, qui sectionna l’épine dorsale de Cygne. Du sang noir jaillit, éclairé par la lumière même de l’épée.
Mais il ne sert à rien de tuer un mort ; et Cygne était mort, mort depuis des années. La blessure se referma, ravalant le sang. L’aveugle se redressa de toute sa haute taille, étendit ses longs bras vers Arren, le visage convulsé de rage et de haine : comme s’il se fût seulement aperçu qui était son véritable ennemi et rival.
Si horrible à voir était cet être se relevant d’un coup mortel, cette incapacité à mourir, plus horrible que n’importe quelle agonie, qu’une rage nourrie de répulsion s’enfla en Arren, une fureur démente, et qu’il assena à nouveau un terrible coup de son épée. Cygne tomba, le crâne ouvert, le visage masqué de sang, mais Arren se jeta aussitôt sur lui, pour frapper encore, avant que se referme la blessure, pour frapper jusqu’à tuer…
Près de lui, Ged, se redressant sur les genoux, prononça un mot.
Au son de cette voix, Arren fut immobilisé, comme si une main eût empoigné le bras qui tenait l’épée. L’aveugle, qui avait commencé à se relever, était de la même façon complètement paralysé. Ged se leva ; il vacillait un peu. Lorsqu’il put se tenir droit, il fit face à la falaise.
— « Redeviens un tout ! » dit-il d’une voix claire, et de son bâton il traça en lignes de feu, sur la porte du rocher, une figure : la rune Agnen, la rune de Fin, qui ferme les routes et qu’on dessine sur les couvercles des cercueils. Et il n’y eut plus alors ni brèche ni vide parmi les blocs de pierre. La porte était fermée.
Le sol de la Contrée Aride trembla sous leurs pieds, et à travers le ciel nu et immuable courut un long roulement de tonnerre, puis il s’éteignit.
— « Par le mot qui ne sera pas dit avant la fin des temps, je t’ai appelé. Par le mot qui fut dit à la création des choses, à présent je te délivre ; Tu es libre ! » Et, se penchant sur l’aveugle, tombé à genoux, Ged lui chuchota quelque chose à l’oreille, sous les cheveux blancs emmêlés.
Cygne se redressa. Il regarda lentement autour de lui, avec des yeux qui à présent voyaient. Il regarda Arren, puis Ged. Il ne dit mot, mais les fixa de ses yeux noirs. Il n’y avait nulle colère dans son visage, nulle haine, nulle douleur. Lentement, il fit demi-tour et s’éloigna, descendant le cours de la Rivière Sèche ; et il fut bientôt hors de vue.
Il n’y avait plus de lumière sur le bâton d’if de Ged, non plus que sur son visage. Il était debout, là, dans les ténèbres. Lorsque Arren vint à lui, il prit le bras du jeune homme pour se soutenir. Pendant un moment, il fut secoué par les spasmes de sanglots sans larmes. « C’est fait », dit-il. « Tout a disparu. »
— « C’est fait, cher seigneur. Il faut partir. »