Au matin il se leva, avec le sentiment que, hier encore jeune garçon, il était aujourd’hui un homme. Il était prêt à tout. Cependant, lorsque vint l’appel, il resta bouche bée. « L’Archimage souhaite vous parler, Prince Arren », dit un petit novice sur le seuil de sa chambre ; il attendit un moment, puis s’enfuit avant qu’Arren ait pu rassembler ses esprits pour répondre.
Il descendit l’escalier de la tour, traversa des couloirs de pierre en direction de la Cour de la Fontaine, ne sachant où il devait aller. Un vieil homme vint à sa rencontre dans le couloir, avec un sourire qui creusait de profonds sillons dans ses joues, du nez au menton : le même qui l’avait accueilli hier devant la porte de la Grande Maison quand il était venu du port et qui avait exigé de lui son vrai nom avant de la laisser entrer. « Par ici », dit le Maître Portier.
Les salles et les passages de cette partie du bâtiment étaient silencieux, privés des bousculades et du vacarme des jeunes garçons qui animaient les autres parties. En cet endroit, on ressentait pleinement l’âge formidable des murs. L’enchantement qui avait présidé à la pose des antiques pierres et qui les protégeait était ici palpable. Par intervalles, des runes étaient profondément gravées sur les murs, certaines incrustées d’argent. Arren avait appris les Runes hardiques de son père, mais de celles-ci il ne connaissait aucune, bien que certaines parussent enfermer un sens qu’il connaissait presque, ou qu’il avait connu et dont il ne pouvait se souvenir parfaitement.
« Te voici arrivé, mon garçon », dit le Portier, qui ne tenait aucun compte de titres comme Seigneur ou Prince. Arren le suivit dans une longue pièce aux poutres basses, où dans un âtre de pierre brûlait un feu dont les flammes se réfléchissaient dans le plancher de chêne ; de l’autre côté, des fenêtres en ogive laissaient entrer la lumière lourde d’un matin brumeux. Devant l’âtre se tenait un groupe d’hommes. Tous le regardèrent quand il entra, mais parmi eux il n’en vit qu’un, l’Archimage. Il s’arrêta, s’inclina, et resta muet.
« Voici les Maîtres de Roke, Arren », dit l’Archimage, « sept sur les neuf. Le Modeleur refuse de quitter le Bosquet, et le Nommeur est dans sa tour, à trente milles au nord. Tous savent quelle est ta mission. Mes seigneurs, voici le fils de Morred. »
Cette phrase ne suscita nulle fierté chez Arren, mais seulement une sorte de crainte. Il était fier de son ascendance, mais se considérait seulement comme un héritier princier, un membre de la Maison d’Enlad. Morred, de qui était issue cette maison, était mort depuis deux mille ans. Ses exploits étaient légendaires, mais n’appartenaient pas au monde présent. C’était comme si l’Archimage l’eût appelé fils d’un mythe, héritier de songes.
Il n’osait pas lever les yeux sur les visages des huit hommes. Il fixait le bout ferré du bâton de l’Archimage, et sentait le sang battre dans ses oreilles.
« Venez, nous allons déjeuner ensemble », dit l’Archimage et il les conduisit jusqu’à une table dressée sous les fenêtres. Il y avait du lait et de la bière aigre, du pain, du beurre nouveau et du fromage. Arren s’assit avec eux et mangea.
Il avait toute sa vie vécu parmi des nobles, des propriétaires terriens, de riches marchands. Le château de son père, à Berila, en était plein : des hommes qui possédaient beaucoup, qui achetaient et vendaient beaucoup, riches des choses de ce monde. Ils mangeaient, buvaient du vin, et parlaient fort ; beaucoup discutaient, beaucoup flattaient, la plupart cherchaient à obtenir quelque chose. Malgré son jeune âge Arren en avait beaucoup appris sur les mœurs et l’hypocrisie de l’humanité. Mais il ne s’était jamais trouvé en compagnie d’hommes tels que ceux-là. Ils mangeaient du pain, parlaient peu, et leur visage était paisible. S’ils cherchaient quelque chose, ce n’était pas pour eux-mêmes. Pourtant c’étaient des hommes au pouvoir immense : cela aussi, Arren s’en aperçut.
Épervier l’Archimage était assis au bout de la table et paraissait écouter ce qui se disait, bien qu’autour de lui ce fût le silence et que personne ne lui parlât. Arren était également laissé à lui-même, si bien qu’il eut le temps de se reprendre. À sa gauche se tenait le Portier, et à sa droite un homme aux cheveux gris et à la mine affable qui finit par lui dire : « Nous sommes compatriotes, Prince Arren. Je suis né dans l’est d’Enlad, près de la Forêt d’Aol. »
— « J’ai chassé dans cette forêt », répondit Arren, et ils parlèrent un moment des bois et des villes de l’Ile des Mythes ; cette évocation de sa patrie réconforta Arren.
Quand le repas fut terminé, ils se retirèrent de nouveau ensemble devant l’âtre, certains assis, d’autres debout, et il y eut un court silence.
« La nuit dernière », dit l’Archimage, « nous avons tenu conseil. Longtemps nous avons parlé, sans rien résoudre cependant. Je voudrais vous entendre dire à présent, dans la lumière du jour, si vous maintenez ou reniez votre jugement de cette nuit. »
— « Que nous n’ayons rien résolu », dit le Maître Herbier, homme trapu, à la peau foncée et aux yeux calmes, « est en soi-même un jugement. Dans le Bosquet, on trouve les formes ; mais nous n’y avons trouvé que la polémique. »
— « Seulement parce que nous ne pouvions voir clairement la forme », dit le mage d’Enlad aux cheveux gris, le Maître Changeur. « Nous n’en savons pas assez. Des rumeurs de Wathort ; des nouvelles d’Enlad. D’étranges nouvelles, et qu’il nous faut prendre en considération. Mais bâtir une grande peur sur si petite fondation n’est pas nécessaire. Notre pouvoir n’est pas menacé simplement parce que quelques sorciers ont oublié leurs sorts. »
— « C’est mon avis », dit un homme maigre au regard perçant, le Maître Ventier. « Ne disposons-nous pas de tous nos pouvoirs ? Les arbres du Bosquet ne croissent-ils point, ne donnent-ils point de feuilles ? Les tempêtes des cieux n’obéissent-elles pas à notre parole ? Qui peut craindre pour l’art de sorcellerie, qui est le plus ancien des arts humains ? »
— « Nul homme », dit le Maître Appeleur, grand et jeune, avec une voix grave, un visage bistré et noble, « nul homme, nul pouvoir, ne peut entraver l’action de la sorcellerie, ou faire taire les mots du pouvoir. Car ils sont les mots mêmes de la Création, et celui qui serait capable de les faire taire pourrait défaire le monde. »
— « Oui, et un homme capable de semblable chose ne se trouverait point sur Wathort ni sur Narveduen », dit le Changeur. « Il serait ici, aux portes de Roke, et la fin du monde serait proche ! Nous n’en sommes pas encore à ce point. »
— « Cependant, quelque chose ne va pas », dit un autre, et ils le regardèrent : la poitrine puissante, solide comme un fût de chêne, il était assis près du feu, et sa voix sortait de lui douce et juste comme la note d’une cloche énorme. C’était le Maître Chantre. « Où est le roi qui devrait être à Havnor ? Roke n’est pas le cœur du monde. Mais cette tour, sur laquelle se dresse l’épée d’Erreth-Akbe, et à l’intérieur de laquelle se trouve le trône de Serriadh, d’Akambar, de Maharion. Huit cents ans que le cœur du monde est vide ! Nous avons la couronne, mais point de roi pour la porter. Nous avons la Rune Perdue, la Rune du Roi, la Rune de Paix, qui nous a été rendue, mais avons-nous la paix ? Qu’il y ait un roi sur le trône, et nous aurons la paix, et jusque dans les Lointains Extrêmes les sorciers pratiqueront leurs arts avec l’esprit, et viendra l’ordre, et un temps voulu pour chaque chose. »