Le feu pétillait dans l’âtre. Aucun autre bruit ne se faisait entendre. Derrière les fenêtres se pressait le brouillard informe et terne.
L’Archimage contemplait les flammes, et semblait avoir oublié la présence d’Arren. Le jeune garçon se tenait à quelque distance de l’âtre, ne sachant pas s’il devait prendre congé ou attendre qu’on le renvoie, irrésolu et quelque peu affligé, se sentant à nouveau une petite silhouette dans un espace obscur, sans bornes, trompeur.
« Nous irons d’abord à Horteville », dit Épervier, en tournant le dos au feu. « C’est là que se rassemblent toutes les nouvelles en provenance du Lointain Sud, et peut-être, trouverons-nous un indice. Ton navire attend toujours dans la baie. Parle au maître, qu’il aille transmettre le message à ton père. Je crois que nous devrions partir dès que possible. Au lever du jour, demain. Tu te rendras à l’escalier près du hangar à bateaux. »
— « Mon seigneur, que… » Sa voix défaillit un moment. « Que cherchez-vous ? »
— « Je l’ignore, Arren. »
— « Alors… »
« Alors comment mènerai-je ma quête ? Cela aussi, je l’ignore. Peut-être sera-ce l’objet même de ma quête qui me trouvera. » Il sourit faiblement à Arren ; mais son visage semblait de fer dans la lumière grise des fenêtres.
— « Mon seigneur », dit Arren, et sa voix était à présent assurée, « il est vrai que je descends de Morred, si l’on peut remonter aussi loin dans la généalogie avec quelque exactitude. Et si je puis vous servir, je tiendrai cela pour la plus grande chance et le plus grand honneur de ma vie ; et il n’est rien que je ferai avec plus d’empressement. Mais j’ai peur que vous ne m’ayez considéré pour plus que je ne suis. »
— « Peut-être », dit l’Archimage.
— « Je n’ai ni dons ni talents extraordinaires. Je sais manier l’épée courte et l’épée noble. Je sais mener un bateau. Je connais les danses de la cour et les danses campagnardes. Je sais arranger une querelle entre courtisans. Je pratique la lutte ; si je suis un piètre archer, j’ai quelque adresse au jeu de la balle au filet. Je sais chanter, jouer de la harpe et du luth. Et c’est tout. Rien de plus. De quel secours vous serai-je ? Le Maître Appeleur a raison… »
— « Ah, tu as vu cela, n’est-ce pas ? Il est jaloux ! Il revendique le privilège d’une loyauté plus ancienne. »
— « Et d’une grande compétence, mon seigneur. »
— « Alors tu préférerais que ce soit lui qui vienne avec moi, et toi qui restes ? »
— « Non !… Mais je crains… »
— « Que crains-tu ? »
Des larmes jaillirent des yeux du garçon. « De faillir », dit-il.
L’Archimage se tourna à nouveau vers le feu. « Assieds-toi, Arren », dit-il ; et l’adolescent vint s’asseoir sur le siège d’angle en pierre de l’âtre. « Je ne t’ai pas pris pour un sorcier, ni pour un guerrier, ni quoi que ce soit de déterminé. Ce que tu es, je l’ignore, bien que je sois heureux d’apprendre que tu sais mener un bateau… Ce que tu seras, nul ne le sait. Mais je sais une chose : tu es le fils de Morred et de Seriadh. »
Arren se tut. « C’est vrai, mon seigneur », finit-il pas dire. « Mais… » L’Archimage demeura muet, et Arren fut obligé de terminer sa phrase : « Mais je ne suis pas Morred. Je ne suis que moi-même. »
— « Tu ne tires aucune fierté de ta lignée ? »
— « Si, j’en tire fierté – parce qu’elle fait de moi un prince ; c’est une responsabilité, une tâche dont il faut se montrer à la hauteur. »
L’Archimage acquiesça avec brusquerie : « C’est ce que je voulais dire. Renier le passé, c’est nier le futur. Un homme ne fait pas son destin ; il l’accepte, ou le nie. Si les racines du sorbier sont peu profondes, il ne porte point de couronne. » À ces mots, Arren releva la tête en sursautant, car son vrai nom, Lebannen, signifiait sorbier. Mais l’Archimage n’avait pas dit son nom. « Tes racines sont profondes », poursuivit-il. « Tu as de la force, et il te faut de l’espace, de l’espace pour croître. C’est pourquoi je t’offre, au lieu d’une traversée sans risques pour rentrer à Enlad, un voyage périlleux vers un but inconnu. Tu n’es pas obligé de venir. C’est à toi de choisir. Mais je t’offre le choix. Car je suis las de la sécurité, et des toits, et des murs autour de moi. » Il acheva sa phrase abruptement et regarda autour de lui avec des yeux perçants qui ne voyaient rien.
Arren perçut la profonde agitation de cet homme, et en fut effrayé. Mais la peur vivifie, et c’est le cœur bondissant qu’il répondit : « Mon seigneur, je choisis de partir avec vous. »
Arren quitta la Grande Maison le cœur et l’esprit pleins d’étonnement. Il se disait qu’il était heureux, mais le mot ne semblait pas convenir. Il se disait que l’Archimage l’avait dit fort, et appelé à une grande destinée, et qu’il était fier de ces louanges ; mais en réalité il n’était pas fier. Pourquoi ? Le plus puissant enchanteur du monde lui avait dit : « Demain nous voguerons jusqu’à la lisière du malheur », et il avait hoché la tête, et allait partir : ne devait-il pas éprouver de la fierté ? Ce n’était pourtant pas le cas. Il ne ressentait que de l’étonnement.
Il descendit les rues sinueuses et escarpées de la ville de Suif, découvrit le maître du navire sur les quais, et lui dit : « Je pars demain avec l’Archimage, vers Wathort et le Lointain Sud. Dis au prince mon père que, lorsque je me serai acquitté de ce service, je rentrerai à Bérila. »
Le capitaine du vaisseau arbora un air renfrogné. Il savait comment le porteur de semblable nouvelle pourrait être reçu par le Prince d’Enlad. « Il me faut un mot écrit de votre main, prince », dit-il. Trouvant cela juste, Arren partit en toute hâte – il avait le sentiment que tout devait être réglé sur-le-champ – et découvrit une étrange petite échoppe où il acheta une pierre à encre, un pinceau et un morceau de papier tendre et épais comme du feutre ; puis il regagna avec précipitation le quai et s’assit sur le débarcadère pour écrire à ses parents. La pensée de sa mère tenant ce même morceau de papier, et lisant sa lettre, l’envahit de détresse. C’était une femme gaie et patiente, mais Arren savait qu’il était le fondement de son bonheur et qu’elle désirait ardemment son prompt retour. Il n’existait aucun moyen de la consoler de cette longue absence. Sa lettre était brève et sèche. Il signa de la rune-épée, scella la lettre avec un peu de goudron à calfater qu’il prit dans un pot à côté de lui et la donna au maître du navire. Puis : « Attends ! » dit-il, comme si le bateau allait sur l’instant prendre la mer ; et il remonta en courant les rues pavées de cailloutis jusqu’à l’étrange petite boutique. Il eut du mal à la retrouver, car les rues de Suif présentaient quelque aspect retors ; il semblait presque que les tournants fussent à chaque fois différents. Il tomba enfin sur la bonne rue, et entra comme un trait dans l’échoppe en écartant les cordons de perles d’argile rouge qui ornaient le seuil. En achetant l’encre et le papier, il avait remarqué, sur un présentoir de broches et d’agrafes, une broche d’argent ayant la forme d’une rose sauvage ; et sa mère s’appelait Rose. « Je vous achète ceci », dit-il, à sa manière hâtive et princière.
— « Un ouvrage d’argent antique de l’Ile d’O. Je vois que vous êtes un connaisseur en art ancien », dit le boutiquier, observant la garde – et non le splendide fourreau – de l’épée d’Arren. « Ce sera quatre ivoires. »