Arren paya sans protester ce prix plutôt élevé ; il avait la bourse pleine des jetons d’ivoire qui servaient de monnaie dans le Pays de l’Intérieur. L’idée de faire un cadeau à sa mère lui plaisait ; l’acte d’acheter lui convenait ; en quittant la boutique, il posa la main sur le pommeau de son épée, l’air quelque peu fanfaron.
Son père lui avait donné cette arme la veille de son départ d’Enlad. Il l’avait recueillie solennellement et l’avait portée, comme si c’eût été un devoir, même à bord du navire. Il était fier de ce poids à sa hanche, du poids de son grand âge sur son esprit. Car c’était l’épée de Serriadh, qui était le fils de Morred et d’Elfarranne ; il n’y avait rien de plus ancien au monde, si ce n’était l’épée d’Erreth-Akbe, qui se trouvait au sommet de la Tour des Rois à Havnor. Celle qui était maintenant l’épée d’Arren n’avait jamais été posée ni rangée dans un coffre, mais toujours portée ; cependant elle n’était pas usée par les siècles ni affaiblie, car elle avait été forgée avec un enchantement fort puissant. Son histoire disait qu’elle n’avait jamais été dégainée, et ne pourrait jamais l’être qu’au service de la vie. Pour nul but sanguinaire, de revanche ou de cupidité, elle ne se laisserait manier. C’était d’elle, le plus grand trésor que possédât sa famille, qu’Arren avait reçu son nom usuel : Arrendek, l’avait-on appelé quand il était enfant : « la petite épée ».
Il ne s’en était jamais servi, non plus que son père ni son grand-père. La paix régnait sur Enlad depuis longtemps.
Et maintenant, dans les rues de l’étrange ville de l’Ile des Sorciers, cette poignée lui semblait étrangère au toucher. Il la sentait peu maniable et froide. Pesante, l’épée gênait sa marche, traînant derrière lui. Et l’émerveillement qu’il avait ressenti, encore présent en lui, s’était cependant refroidi. Il redescendit vers le quai, donna la broche au maître du navire pour sa mère, et lui fit ses adieux en lui souhaitant un voyage de retour sans histoire. Faisant demi-tour, il tira son manteau par-dessus le fourreau qui contenait l’arme antique et inflexible, cet objet de mort dont il avait hérité. Il ne se sentait plus d’humeur fanfaronne. « Que fais-je ? » se disait-il, gravissant sans nulle hâte à présent les étroits passages qui menaient à la Grande Maison au-dessus de la ville, qui se dressait massive comme une forteresse. « Comment se fait-il que je ne rentre point chez moi ? Pourquoi m’en vais-je chercher quelque chose que je ne comprends pas, avec un homme que je ne connais pas ? » Et il ne trouvait aucune réponse à ses questions.
III. HORTEVILLE
Dans l’obscurité qui précède l’aurore, Arren revêtit les habits qu’on lui avait donnés, un costume de marin, fort usagé mais propre, et dévala les couloirs silencieux de la Grande Maison jusqu’à la porte est, gravée d’une corne et d’une dent de dragon. Là, le Portier le fit sortir et lui indiqua avec un léger sourire le chemin qu’il devait prendre. Il suivit la plus haute rue de la ville, puis un sentier conduisant aux hangars à bateaux de l’école, sur la baie située au sud des docks de Suif. C’est à peine s’il pouvait deviner sa route. Arbres, toits, collines apparaissaient comme autant de masses informes dans le vague ; l’air obscur était totalement immobile et très froid, et l’entour calme, sombre et renfermé. Se dessinait seulement, sur la mer d’encre, à l’est, une pâle ligne claire : l’horizon, sur le point de basculer vers le soleil encore invisible.
Il arriva aux marches du hangar. Il n’y avait là personne, et rien ne bougeait. Dans son volumineux manteau de marin, sous sa casquette de laine, il avait assez chaud, mais frissonnait pourtant, debout sur les degrés de pierre tapis dans l’ombre, attendant.
Les hangars à bateaux se silhouettaient en noir au-dessus de l’eau noire ; et, soudain, de cette direction lui parvint un son mat et creux, comme un coup violent, qui se répéta trois fois. Les cheveux d’Arren se dressèrent sur sa tête. Une ombre longiligne glissa silencieusement sur l’eau. C’était un bateau, et il filait doucement vers la jetée. Arren dégringola les marches, courut jusqu’à la digue, et sauta dedans.
« Prends la barre », dit l’Archimage, silhouette souple et obscure à la proue, « et tiens-la droit pendant que je hisse la voile. »
Ils étaient déjà hors du port ; la voile se déployait au mât comme une aile blanche, reflétant la lumière naissante. « Un vent d’ouest qui nous épargne de ramer pour sortir de la baie, c’est un cadeau d’adieu du Maître Ventier, à n’en pas douter. Fais attention, garçon, l’embarcation gouverne très légèrement ! C’est bien. Un vent d’ouest et une aube claire pour ce Jour d’Équilibre du printemps. »
— « Est-ce Voitloin, ce bateau ? » Arren avait entendu parler du bateau de l’Archimage par les chants et les contes.
— « Oui », dit l’autre, occupé aux cordages. Le bateau sautait et virait tandis que le vent fraîchissait ; Arren serra les dents et s’efforça de lui faire garder le cap.
« Il gouverne légèrement, mais un peu capricieusement, seigneur. »
L’Archimage rit. « Laisse-le faire ; lui aussi est sage. Écoute », et il s’arrêta, s’agenouillant sur le banc de nage pour faire face à Arren, « je ne suis plus seigneur, ni toi prince. Je suis un marchand du nom de Faucon, et tu es mon neveu, je t’apprends les mers et tu t’appelles Arren ; car nous venons d’Enlad. De quelle ville ? Une grande, au cas où nous rencontrerions un concitoyen. »
— « Temère, sur la côte sud ? Ils font commerce avec tous les Lointains. »
L’Archimage acquiesça.
« Mais », fit Arren avec précaution, « vous n’avez pas exactement l’accent d’Enlad. »
— « Je sais. J’ai l’accent de Gont », dit son compagnon en riant, les yeux levés vers l’est qui s’éclaircissait. « Mais je crois que je pourrai t’emprunter ce qui me manque. Donc nous venons de Temère, dans notre bateau Dauphin, et je ne suis ni seigneur, ni mage, ni Épervier, mais… quel est mon nom ? »
— « Faucon, mon seigneur, »
Aussitôt Arren se mordit la langue.
— « De la pratique, mon neveu », dit l’Archimage. « Il faut de la pratique. Tu n’as jamais été autre chose qu’un prince. Alors que j’ai été toutes sortes de choses et en dernier lieu, et c’est peut-être le moins important, Archimage… Nous allons vers le sud, à la recherche de pierre d’emmelle, cette chose bleue dont on taille des sorts. Je sais qu’on lui attache grande valeur à Enlad. On en fait des charmes contre les rhumatismes, les entorses, les torticolis et le bégaiement. »
Au bout d’un moment, Arren se mit à rire, et, en même temps qu’il redressait la tête, le bateau se souleva sur une longue vague ; et il aperçut le limbe du soleil sur la lisière de l’océan, soudain flamboiement d’or devant eux.
Épervier se tenait d’une main au mât, car la légère embarcation bondissait sur les vagues qu’elle heurtait, et, face au soleil levant de l’équinoxe du printemps, il se mit à chanter. Arren ne connaissait pas le Langage Ancien, la langue des sorciers et des dragons, mais il sentait les louanges et l’allégresse contenues dans les paroles, dont le rythme à la cadence formidable était pareil au flux et au reflux des marées ou à l’équilibre du jour et de la nuit se succédant l’un l’autre éternellement. Des mouettes criaient dans le vent, et les rivages de la Baie de Suif défilaient à droite et à gauche ; et ils atteignirent ainsi les longues vagues, pleines de lumières, de la Mer du Centre.
Le voyage de Roke à Horteville n’est point une grande affaire, mais ils passèrent trois nuits en mer. L’Archimage avait précipité le départ ; mais maintenant qu’il était parti, il se montrait plus que patient. Les vents devinrent contraires dès qu’ils se furent éloignés du climat enchanté de Roke, mais il n’appela pas dans leurs voiles un vent de mage, comme aurait pu le faire tout autre faiseur de temps. Au lieu de cela, il passa des heures à apprendre à Arren comment diriger le bateau par un fort vent debout, dans la mer aux crocs de roc à l’est d’Issel. La deuxième nuit, il plut, une pluie de mars rude et froide, mais l’Archimage ne prononça aucun sort pour la repousser. La nuit suivante, comme ils se trouvaient à l’entrée du port d’Horteville, dans une obscurité calme, froide et brumeuse, Arren se mit à méditer là-dessus, et s’aperçut que, durant la courte période qui s’était écoulée depuis qu’il le connaissait, l’Archimage n’avait accompli aucune magie.