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– C'est notre morphine naturelle. C'est la substance sécrétée par notre corps pour nous faire plaisir et pour nous permettre de supporter la douleur. Quand on rit, on diffuse des endorphines. Quand on est amoureux, on émet des endorphines (n'avez-vous jamais remarqué que, lorsque vous vous trouvez à côté d'une jolie personne désirable, vous sentez moins vos rhumatismes?). Quand on fait l'amour, on propage des endorphines. Quand, lors d'un jogging, vous ressentez une sorte d'ivresse, c'est l'endorphine que produit notre corps pour contrebalancer les douleurs musculaires. C'est ce qui donne indirectement le plaisir de courir.

– C'est pour cela qu'il y a des gens accros au jogging? s'étonne Isidore.

– En fait, ils sont accros aux endorphines produites pour supporter la douleur de courir.

Lucrèce note tout avec intérêt sur son calepin. Giordano, voyant que la journaliste s'intéresse à ses propos, poursuit.

– En Chine, on utilisait des biches en captivité. On leur cassait la patte pour obtenir une fracture ouverte des os. Puis on entretenait cette fracture en la recassant dès que les os commençaient à se ressouder. Du coup, l'animal éprouvait une telle douleur que le corps sécrétait naturellement des endorphines pour le soulager. Les Chinois récoltaient alors le sang à la jugulaire et le faisaient sécher. Ils vendaient ensuite cette poudre de sang séché plein d'endorphines comme poudre aphrodisiaque.

Les deux journalistes grimacent.

– C'est ignoble ce que vous racontez! déclare Lucrèce, cessant de prendre des notes.

Le savant n'est pas mécontent d'avoir choqué la jeune fille.

– Les endorphines, on en produit normalement très peu à chaque instant de plaisir et elles disparaissent assez vite, mais Fincher a propagé, lui, une telle décharge qu'il en subsistait encore des traces lorsque j'ai effectué l'analyse du sang. C'est un phénomène rarissime. Il a vraiment dû ressentir un sacré «coup de foudre».

Lucrèce remarque que Giordano fixe sa poitrine, s'empresse de reboutonner son décolleté.

Agacé, Isidore change de sujet.

– Vous pensez que Fincher se droguait?

– J'y ai songé. Les drogues se stockent dans notre graisse et peuvent y demeurer longtemps.

Le médecin légiste indique une représentation d'homme écorché, collée au-dessus de l'évier. L'on y distingue les muscles, les os, les cartilages, les zones de graisse d'un corps humain soigneusement reconstitué.

– Tenez, par exemple, on arrive à retrouver certaines substances comme l'arsenic, le fer, le plomb, des dizaines d'années après leur ingestion, même en dose infime.

– Vous voulez dire que la graisse est composée de strates à la manière d'un chantier archéologique? s'étonne Isidore.

– Exactement. On y retrouve tout ce qu'on a ingurgité, étage dans le temps. En ce qui concerne Fincher, j'ai recherché des traces de drogue dans sa graisse. Ni drogue ni médicament, aucune substance chimique suspecte.

Lucrèce pavoise.

– Nous sommes d'accord, on peut donc «mourir d'amour»…

– Oh oui, bien sûr. Comme certains peuvent mourir de chagrin. Le pouvoir de l'esprit est sans fin. Et, si vous voulez mon avis, cette mort n'est pas seulement physique, elle est surtout psychologique.

Isidore examine les placards réfrigérés marqués des lettres de l'alphabet et désigne le tiroir F.

– On peut voir le corps de Fincher?

Le professeur Giordano secoue la tête.

– Vous n'avez pas de chance, j'ai terminé mon autopsie ce matin et la dépouille est partie en vue d'être rendue à la famille, il y a à peine trois quarts d'heure.

Il soupire, puis reprend:

– Vraiment, cet homme aura réussi sa sortie en beauté. D'abord il devient champion du monde d'échecs, ensuite il meurt d'amour dans les bras d'une des plus belles femmes de la planète. Il y a vraiment des veinards… Sans parler du domaine professionnel.

– Où travaillait-il, déjà?

– A l'hôpital Sainte-Marguerite sur l'une des deux îles de Lérins. Sous sa direction, l'établissement était devenu un des plus grands hôpitaux psychiatriques d'Europe. Gardez-le pour vous, mais moi-même je m'y suis fait soigner pour une dépression.

Isidore soulève un sourcil.

– Je travaillais trop, j'ai craqué.

Le médecin légiste fixe les grands yeux vert émeraude de la journaliste avec une intensité accrue.

– Eh oui, telle est l'époque dans laquelle on vit. Selon les dernières études de l'OMS, la moitié de la population des pays civilisés nécessite une aide psychologique. La France est le pays au monde qui consomme le plus de tranquillisants et de somnifères par habitant. Plus on est intelligent, plus on est fragile. Vous seriez surpris d'apprendre combien de leaders politiques occidentaux ont fait des détours par des hôpitaux psy. Quant à moi, j'ai conservé de mon séjour à Sainte-Marguerite un souvenir très agréable. On y est dans la nature, en bord de mer. C'est très relaxant. Il y a beaucoup de verdure, de feuillages, de fleurs.

16.

– Monsieurmartinmonsieurmartinvousmentendez?

Après avoir traversé le pavillon, puis le conduit auditif externe, ces sons entrèrent en contact avec le cérumen, pâte onctueuse jaune et cireuse destinée à protéger et à entretenir l'élasticité du tympan. L'onde contourna cet obstacle et fît vibrer le tympan proprement dit.

Derrière le tympan: une cavité remplie d'air, la caisse du tympan, avec, à l'intérieur, trois petits osselets. Le premier os appelé «marteau», attaché au tympan, en retransmit le mouvement. Il heurta le deuxième os, «l'enclume», qui, à son tour, mit en mouvement le troisième os nommé «étrier» à cause de sa forme. Cet ensemble de trois osselets permit d'augmenter mécaniquement le stimulus pour amplifier la voix un peu trop faible du médecin.

L'onde fut ensuite transmise dans l'oreille interne jusqu'au limaçon, organe en forme d'escargot comprenant quinze mille cellules nerveuses cillées qui étaient les véritables réceptrices du son. L'onde était désormais transformée en signal électrique qui remonta le nerf auditif jusqu'à la circonvolution de Heschl. Là se trouvait le dictionnaire qui donnait à chaque son une signification.

– Monsieur Martin (c'est moi), monsieur Martin (il insiste parce qu'il craint que je ne l'entende pas), vous m'entendez? (Il attend de ma part une réponse. Que faire? Je ne peux RIEN FAIRE!)

Il battit lamentablement de la paupière.

– Vous êtes réveillé? Bonjour. Je suis le docteur Samuel Fincher. C'est moi qui vais m'occuper de vous. J'ai une bonne et une mauvaise nouvelle. La bonne, c'est que vous avez survécu à l'accident. Et compte tenu du choc reçu, c'est un vrai miracle. La mauvaise, c'est que votre tronc cérébral a subi une lésion un peu au-dessus du bulbe. Du coup, vous avez ce que nous appelons un LIS. C'est un mot anglais qui signifie Locked-In Syndrome, syndrome de la fermeture intérieure. Votre cerveau fonctionne toujours mais le reste du

système nerveux périphérique ne répond plus.

17.

– Pour Fincher, vous êtes persuadés que c'est un meurtre, hein? demande le médecin légiste.

Isidore approuve du menton.

– Allez, vous m'êtes sympathiques. Et j'ai une dette envers Fincher. Alors je vais vous montrer le «truc».

Il leur adresse un clin d'oeil.

– Vous me jurez que vous ne le répéterez à personne? Et pas de photos, surtout!

Avec des allures de sommelier sur le point de sortir une bouteille d'un grand cru classé, le médecin légiste ouvre la porte de la salle des rayons X au fond. A l'intérieur, à côté des appareils médicaux, les journalistes aperçoivent un autre bureau et une armoire. Giordano les invite à entrer, il ouvre un volet de l'armoire et en extirpe un bocal transparent rempli d'un liquide translucide jaunâtre au centre duquel flotte une boule gris rosé.