– La famille m'a réclamé le corps mais ils ne vérifieront pas s'il est complet. Vous savez, durant l'autopsie on sort les organes, on les examine, on les replace dans un sac plastique dans le corps, on recoud, mais qui va vérifier s'il y a tout? Enfin, voilà, je l'ai gardé. Je compte cependant sur votre discrétion. Après tout, ce n'était pas n'importe qui… On a bien fait pareil pour Einstein.
Il allume la lampe plafonnière rouge destinée aux développements photographiques et ils distinguent le contenu du bocal.
– Le cerveau de Fincher! s'exclame Lucrèce.
Les deux journalistes restent fascinés devant le spectacle de cet appendice nerveux baigné par la lueur rougeâtre. Les circonvolutions forment une frise infinie. Des veines plus foncées s'enfoncent dans les sillons les plus profonds. Le bas du cerveau a été sectionné proprement au ras de la moelle épinière.
Le médecin légiste s'approche du verre, examinant de près son contenu.
– Le cerveau humain est le plus grand de tous les mystères. Le problème, c'est que nous ne disposons que d'un seul outil pour tenter de l'élucider et c'est… précisément notre propre cerveau.
Ils contemplent longuement le cerveau, méditant sur cette phrase.
Lucrèce tend sa carte de visite.
– Si vous découvrez quoi que ce soit de nouveau, n'hésitez pas à m'appeler sur mon portable, dit-elle. Ça ne me dérange jamais, de toute façon mon téléphone est muni d'un vibreur.
Le professeur Giordano saisit le bristol et le glisse négligemment dans sa poche.
Puis il caresse le bocal d'une main distraite.
– J'ai revu plusieurs fois Samuel Fincher avant sa mort. Il était devenu un ami. La dernière fois, je l'ai rencontré par hasard dans un cabaret, Le Joyeux Hibou, où se produisait son frère. Pascal Fincher est hypnotiseur. Ils étaient d'ailleurs tous deux obsédés par la compréhension du fonctionnement du cerveau. Samuel abordait le problème par son côté organique, Pascal par le côté psychologique. Allez voir son numéro d'hypnose, vous réaliserez le pouvoir de la pensée…
Sous l'effet de la chaleur rouge, le cerveau de Fincher tourne très lentement dans le bocal.
18.
Dans l'esprit de Jean-Louis Martin, ce fut bientôt la terreur, la panique, la confusion totale. La voix continuait pourtant à se déverser dans son oreille avec douceur:
– Je sais, ce n'est pas facile. Mais vous êtes ici en de bonnes mains. Vous êtes à l'hôpital Sainte-Marguerite. Et nous sommes à la pointe de la recherche dans les domaines du cerveau et du système nerveux.
Maintenant, il pouvait mesurer l'étendue de la catastrophe. Jean-Louis Martin, ex-employé du service contentieux à la BCRN, pensait, voyait d'un œil, entendait d'une oreille, mais ne pouvait plus bouger le petit doigt pour se gratter. De toute façon, il n'était même plus capable de ressentir la moindre démangeaison… A ce moment précis, il n'eut plus qu'une idée en tête: que tout s'arrête.
Le docteur Samuel Fincher passa une main dont il ne sentit pas le contact sur son front.
– Je sais à quoi vous pensez. Vous voulez mourir. Vous avez envie de vous suicider et, en plus, vous venez de prendre conscience que votre paralysie générale ne vous autorise même pas à en décider. Je me trompe?
Jean-Louis Martin essaya encore de remuer quelque chose quelque part dans son corps et ne parvint une fois de plus qu'à battre de la paupière. C'était, il dut l'admettre, son seul muscle actif.
– La vie… Tout organisme est d'abord motivé par ça: se maintenir en vie le plus longtemps possible. Même une bactérie, même un ver, même un insecte veulent cela. Encore quelques secondes de vie, encore un peu, encore.
Il s'assit près de lui.
– Je sais ce que vous pensez: «Pas moi. Plus moi.» Vous avez tort.
L'iris cuivré de l'œil valide de Jean-Louis Martin s'élargit. Un gouffre noir s'y creusait, exprimant le questionnement. Il n’avait jamais été préparé à affronter une telle situation.
Je suis foutu. Qu'ai-je fait pour mériter un tel châtiment? Personne ne peut supporter cela. Ne pas bouger! Ne pas parler! Ne pas sentir le monde! Je ne peux même pas avoir mal! Tout s'effondre. J'envie les estropiés qui, eux au moins, ne sont qu'estropiés! J'envie les grands brûlés! J'envie les culs-de-jatte qui, eux au moins, ont des mains. J'envie les aveugles qui, eux au moins, sentent leur corps! Je suis l'homme le plus puni de l'histoire de l'humanité. Avant, on m'aurait laissé mourir. Mais là, à cause de leur satané progrès, je vis malgré moi. C'est affreux.
Son oeil, après avoir tourbillonné, s'immobilisa.
Et lui? C'est qui? Que ce médecin a l'air tranquille. Comme s'il savait parfaitement comment gérer ce cauchemar. Il me dit quelque chose. Avantdêtreunmédecin…
– Avant d'être un médecin, je suis un être humain. J'agis en fonction de ma conscience avant d'agir par devoir professionnel ou par peur des problèmes avec la justice. Au-dessus de tout, je respecte le libre arbitre des êtres qui me sont confiés. Aussi, je vous laisse la possibilité de choisir. Si vous décidez de vivre, vous n'aurez qu'à battre une fois de votre paupière valide. Si vous décidez de renoncer à la vie, vous n'aurez qu'à battre deux fois.
Je peux choisir! J'ai donc encore une prise sur le monde. Evidemment je veux mourir.
Comment exprimer mon choix déjà? Ah oui, battre deux fois de ma paupière, l'unique muscle qui agit.
- Prenez votre temps…
Jean-Louis Martin repensa à «avant».
Avant, j'étais heureux.
Faut-il tout perdre pour s'apercevoir qu'on possédait des choses précieuses?
Le docteur Fincher se mordit la lèvre.
Jusqu'ici, tous les LIS auxquels il avait laissé ce choix avaient préféré la mort.
L'œil de Jean-Louis Martin restait étonnamment fixe. Sa pupille s'était complètement réduite pour bien saisir tout ce qu'exprimait le visage du médecin.
Iln 'est pas obligé de faire cela. Il prend des risques. Pour moi. S'il me tue, il risque un jour d'avoir des comptes à rendre. Un autre m'aurait épargné sans me demander mon avis. Au nom du serment d'Hippocrate qui les oblige à sauver à tout prix la vie. C'est le moment le plus étonnant de mon existence et c'est la décision la plus lourde à prendre.
Comme exténué, le médecin releva d'un doigt les lunettes sur le haut de son nez et, les yeux baissés, comme s'il ne voulait pas influencer de son regard son malade, il conclut:
– A vous de décider. Mais je dois vous signaler une chose: si vous décidez de vivre, je ne vous proposerai plus jamais de mourir et je me battrai avec tous mes moyens pour que vous viviez le plus longtemps possible. Réfléchissez bien. Un battement pour oui, deux pour non. Alors, vous choisissez quoi?
19.
– Une salade niçoise sans anchois et avec la vinaigrette à côté. Et pour les tomates il faudrait qu'elles soient épluchées car je ne digère pas leur peau. Et comme vinaigre, vous mettez quoi?
– Vinaigre de framboise, mademoiselle.
– Vous ne pourriez pas mettre plutôt du vinaigre balsamique de Modène? J'adore ça.
Isidore, qui, lui, apprécie beaucoup les mélanges salés-sucrés, commande un avocat crevettes-pamplemousse.
Le serveur note leurs commandes. En plat principal Lucrèce choisit du poulet à la provençale. Mais sans tomate, et avec la sauce à côté. Pas d'oignon non plus. Elle demande si elle peut avoir des haricots verts en guise d'accompagnement à la place des pommes sautées. Cuits à la vapeur, sans graisse, les haricots verts. Le serveur barre, note dans la marge, très patient, comme habitué à accueillir des clients compliqués. Isidore, pour sa part, choisit une lotte au pistou. Et il se réserve pour le dessert.