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– Monsieur veut la carte des vins? Nous avons un très bon rosé de Bandol.

– Non. Ce sera un Orangina light et un sirop d'orgeat, tranche Lucrèce.

Avant de partir, le serveur allume les deux bougies qui décorent la nappe. Ils sont attablés dans le restaurant-cabaret du Joyeux Hibou.

La salle n'est pas très grande, tapissée de centaines de masques de visages humains aux yeux grands ouverts. Ils recouvrent les murs et le plafond, donnant l'impression qu'une foule observe les convives sous tous les angles.

Une pancarte surplombe la scène, annonçant: «MAÎTRE PASCAL. HYPNOTISEUR.»

– Vous y croyez, vous, à l'hypnose?

– Je crois au pouvoir de la suggestion.

– C'est quoi la suggestion?

– Quelle est la couleur de la neige?

– Blanche.

– Quelle est la couleur de ce papier?

– Blanc.

– Et la vache elle boit quoi?

– Du lait…

Isidore affiche un petit sourire victorieux.

– Ah zut. C'est pas du lait, c'est de l'eau. Bravo. Vous m'avez bien eue, reconnaît Lucrèce.

On leur apporte des amuse-gueules à base de tapenade pour les faire patienter et ils les grignotent en observant la salle.

Sur leur droite, un homme parle fort et avec conviction dans son téléphone portable, alors qu'en face de lui son compagnon de table s'efforce de garder contenance tout en espérant que son propre appareil sonnera bientôt afin de lui imposer à son tour la même gêne.

Le téléphone portable de Lucrèce vibre sur la table. Isidore Katzenberg lui lance un regard de reproche. Elle regarde qui rappelle grâce au système d'affichage du numéro, ne trouvant pas l'interlocuteur intéressant elle consent à l'éteindre.

– C'était la Thénardier. Je coupe tout, comme cela nous ne serons plus dérangés…, s'excuse-t-elle.

– Le portable c'est la nouvelle impolitesse de notre temps, remarque Isidore.

Autour d'eux, les autres couples mangent en silence. Isidore les scrute en roulant des boulettes de mie de pain.

– Mourir d'amour, mourir d'amour, Giordano en a de bonnes…, bougonne-t-il en happant une boulette.

– Mourir d'amour, parfaitement! Aimer. A-I-M-E-R à s'en faire péter les boyaux de la tête. Evidemment vous êtes trop intellectuel, coupeur de cheveux en quatre, pour comprendre la puissance des sentiments! lui répond Lucrèce Nemrod.

Il boit d'un trait son sirop d'orgeat.

– Fincher est mort assassiné, j'en suis certain. Et pas par Natacha Andersen.

La jeune journaliste scientifique lui prend le menton. Ses grands yeux verts en amande scintillent sous l'éclairage des bougies. Sa poitrine se soulève d'indignation contenue.

– Dites-moi la vérité: avez-vous déjà prononcé seulement une fois la phrase «je t'aime», Isidore?

Il se dégage.

– C'est une phrase attrape-nigaud. La meilleure manière d’embobiner les naïfs. Je crois que, derrière ces mots, on cache juste une volonté de posséder l'autre. Je n'ai jamais voulu posséder qui que ce soit et je n'ai jamais voulu laisser personne me posséder.

– Dommage pour vous… Cela vous sert à quoi de trouver des assassins si vous n'êtes pas capable de trouver l'amour?

Il s'acharne un peu plus sur la mie de pain, la transforme en une énorme boulette qu'il avale, puis assène la phrase qu'il vient de ciseler dans son atelier cérébral personneclass="underline"

– L'amour c'est la victoire de l'imagination sur l'intelligence.

Elle hausse les épaules. Elle se dit que son comparse n'est qu'un homme capable de performances cérébrales. Rien de plus. Une cervelle sans cœur.

On leur sert les hors-d'œuvre.

Du bout des doigts, Lucrèce saisit une feuille de salade qu'elle grignote des incisives comme un rongeur.

– Je ne vais pas perdre davantage de temps à Cannes. Je crois que cette enquête n'a plus lieu d'être, mon cher Isidore. L'amour existe, Samuel Fincher l'a rencontré et il en est mort. Grand bien lui fasse. Et j'espère mourir d'amour moi aussi. Demain je remonte à Paris et je vais poursuivre le dossier sur le cerveau à l'hôpital de La Pitié-Salpêtrière où, comme vous me l'avez signalé, ils ont un service neurologique de pointe.

Soudain les lampes s'éteignent, laissant les dîneurs dans la pénombre des bougies.

– Et maintenant comme chaque soir, grand spectacle d'hypnose avec maître Pascal Fincher. Je vous demanderai d'éteindre vos téléphones portables.

Tout le monde fouille dans ses poches et obtempère.

Un homme en smoking noir à paillettes entre sur scène et salue l'assistance.

Lucrèce et Isidore reconnaissent sur son visage beaucoup de traits communs à ceux de son frère décédé. Il est un peu plus grand, ne porte pas de lunettes, se tient plus voûté et semble plus âgé.

Pascal Fincher entame son spectacle par un discours sur le pouvoir de la suggestion. Il évoque le savant russe Pavlov qui réussissait à faire saliver un chien à la seule audition d'une sonnerie.

– Cela s'appelle le conditionnement réflexe. On programme quelqu'un à réagir à un événement donné ou à un instant donné. Ne vous est-il jamais arrivé de vous dire: «Je veux me réveiller à huit heures moins le quart sans l'aide d'un réveil» et de vous apercevoir ensuite qu'effectivement vous vous étiez levé pile à huit heures moins le quart? Pas une minute de plus ni de moins.

Rumeur dans la salle, plusieurs personnes se souviennent en effet d'une telle performance qu'elles croyaient due au simple hasard.

– Vous vous étiez conditionnés tout seuls. Et on se conditionne en permanence. Par exemple à avoir envie d'aller aux toilettes après le petit déjeuner, à avoir faim à l'heure de la pause, à avoir envie d'uriner en entrant dans l'ascenseur qui ramène chez soi, à être prêt à dormir juste après le film du soir.

Les spectateurs rient en se souvenant de ces sensations qu'ils croyaient intimes.

– On est comme des ordinateurs qu'on programme et déprogramme à volonté. Nous nous conditionnons même à nos réussites et à nos échecs futurs. N'avez-vous jamais vu ces gens qui commencent leur phrase par «je suis sûr que je vous dérange mais…»? Ils conditionnent l'autre à les repousser. Et on fait tous ça, sans y réfléchir.

L'hypnotiseur réclame un volontaire pour une expérience pratique. Un grand blond se lève. Pascal Fincher demande qu on l'applaudisse, puis il le place face à lui, lui enjoint de fixer son pendule tout en lui affirmant: «Vos paupières sont lourdes, lourdes, vous ne pouvez plus les ouvrir. Maintenant vous avez chaud, très chaud. Vous êtes dans le désert et vous étouffez dans vos vêtements.»

Quand il a répété plusieurs fois cette rengaine, le cobaye, les yeux toujours fermés, se déshabille jusqu'à se retrouver en slip. Pascal Fincher le réveille alors et le grand blond sursaute, surpris puis honteux de sa nudité. Dans la salle, tout le monde applaudit.

– C'est quoi le truc? demande Lucrèce à son compagnon.

– En fait tout le mérite vient de l'hypnotisé, pas de l'hypnotiseur, explique Isidore. C'est lui qui décide d'obéir à la voix. On pense qu'il n'y a que vingt pour cent de la population hypnotisable. C'est-à-dire capable de faire suffisamment confiance à l'hypnotiseur pour se laisser aller complètement.

Pascal Fincher réclame un nouveau cobaye pour son prochain tour.

– Allez-y, Lucrèce!

– Non, vous, Isidore.

– Mademoiselle est un peu timide, lance-t-il à l'intention de l'artiste.

Pascal Fincher descend prendre la jeune femme par la main pour la guider vers la scène.

– Je vous préviens tout de suite que je ne me déshabillerai pas, annonce fermement Lucrèce, déjà sous les projecteurs.