L'hypnotiseur lui demande de fixer à son tour le pendule de cristal.
– Vous vous sentez de plus en plus fatiguée. Vos paupières sont lourdes, lourdes…
Elle ne quitte pas le pendule des yeux mais sa bouche articule:
– Désolée, ça ne marchera pas sur moi, je crois que je fais partie des quatre-vingts pour cent de la population réfractaire à l'hyp…
– Vous dormez.
Elle se tait et ferme les yeux.
– Vous dormez profondément…, répète Pascal Fincher.
Lorsqu'elle lui paraît suffisamment endormie, l'hypnotiseur demande à Lucrèce son emploi du temps de la veille. Elle hésite à peine:
– Hier j'ai visité la morgue de Cannes.
Ensuite il lui demande ce qu'elle a fait la semaine précédente. Elle s'en souvient. Puis ce qu'elle a fait le mois précédent, puis l'année dernière, le même mois, le même jour. Elle obtempère. Puis il lui demande de revenir dix ans en arrière. Puis vingt, il lui demande de revivre ses premiers jours, puis sa naissance, puis ce qui s'est passé avant. La jeune femme se recroqueville. Il l'aide à s'asseoir sur le sol et elle se love en position fœtale, le pouce dans la bouche.
Il la prie ensuite de revivre sa naissance, et Lucrèce, de plus en plus recroquevillée, se met à respirer difficilement. Elle mime ce qui semble une scène dans laquelle elle s'asphyxie. Elle mime un traumatisme. Soudain elle cesse complètement de respirer. Inquiétude dans la salle. La jeune journaliste scientifique devient toute rouge. Elle tremble. Mais l'hypnotiseur, lui, reste calme. Il passe une main sur les joues de Lucrèce et les caresse en partant du menton comme s'il l'aidait ainsi à sortir d'un lieu où elle étoufferait. Il mime le geste de la hisser par le menton puis les épaules. Elle se déploie un peu. De la main il la rassure, la calme, l'apaise. Il la tire comme pour la dégager d'un goulet trop étroit. Puis, alors qu elle marque une pause, il passe derrière elle et lui octroie de petites tapes dans le dos, de plus en plus fort. Elle se débloque, tousse, et, les yeux toujours fermés, elle pousse un gémissement semblable au vagissement d'un bébé qui vient de naître.
Pascal Fincher s'assoit alors par terre, prend la jeune femme dans ses bras, la berce et chantonne jusqu'à ce qu'elle se calme.
– Maintenant tout va bien. Nous allons remonter le temps.
Il lui enjoint alors de visualiser sa première année, sa première décennie, l'année dernière, le mois dernier, la semaine dernière, hier, il y a une heure. Puis il annonce un compte à rebours de dix à zéro et lui signale qu'à zéro elle rouvrira les yeux, ne se rappellera plus rien mais profitera cependant des effets bénéfiques de cette séance.
Elle ouvre les yeux. Applaudissements hésitants dans la salle. Elle bat des paupières.
– Vous voyez, ça n'a pas marché, dit-elle en reprenant ses esprits.
Pascal Fincher lui prend la main pour qu'on l'applaudisse plus fermement. Lucrèce se laisse faire, étonnée. Il la remercie. Elle regagne sa table.
– Vous avez été formidable, dit Isidore.
– Mais ça n'a pas marché? Hein? Ça a marché? Qu'est-ce qu'il s'est passé? Je ne me souviens de rien.
– Il vous a fait revivre votre naissance. Il y avait un petit blocage chez vous, il l'a résolu.
– Quel genre de blocage?
– La sortie du ventre de votre mère. Vous paraissiez étouffer. Il vous a rassurée. Il vous a fait revivre l'événement dans de meilleures conditions.
Alors, avec détermination, elle enlève son pull à col roulé, puis très lentement le remet en frottant bien son col avec sa tête. Elle recommence plusieurs fois puis consent à s'expliquer:
– J'avais une sorte de phobie. Quand j'enfile des pulls à col roulé, je ne supporte pas de rester la tête coincée dans le col plus de quelques secondes. C'est viscéral. C'est une simple gêne mais elle m'a toujours angoissée. Alors je passe toujours mes pulls très vite. A présent j'ai l'impression d'être guérie de ce petit tourment.
Elle passe et repasse sa tête dans le pull.
L'hypnotiseur réclame maintenant un dernier volontaire pour une expérience plus délicate. Un groupe de trois militaires entrés en plein milieu de la séance, désigne l'un d'eux à grands cris. Après un premier refus, il y va, ne voulant pas passer pour un pleutre.
Pascal Fincher endort rapidement le soldat à l'aide de son pendule de cristal puis lui annonce:
– Lorsque vous entendrez les mots «magnolia indigo» vous compterez jusqu'à cinq, puis prendrez votre chaussure droite, vous irez taper deux fois contre la porte puis vous éclaterez de rire.
Il répète plusieurs fois cette induction, réveille le cobaye et, alors que celui-ci reprend sa place, l'hypnotiseur lance négligemment «magnolia indigo». L'autre se fige, compte dans sa tête, puis enlève sa chaussure, se dirige vers la porte, tape deux fois et éclate de rire.
Le rire est repris par la salle qui applaudit à tout rompre. Ce geste ancien signifie qu'on a envie de prendre l'autre dans ses bras mais, comme il n'est pas tout près, on se tape dans les mains sans parvenir à le saisir.
Le militaire, inquiet, cesse de glousser et, énervé, remet sa chaussure.
– Tel est, lance l'hypnotiseur, le pouvoir de la pensée. Avant je donnais des mots clefs plus simples comme «café au lait» ou «rayon de soleil» mais, trop communs, ils généraient des problèmes dans la vie quotidienne. Aussi j'utilise à présent «magnolia indigo». Dans la conversation courante, il est rarissime de l'entendre.
Comme Fincher prononce encore ces deux mots clefs, le cobaye, qui était en train de renouer son lacet, s'interrompt a nouveau, se fige un instant puis, avec sa chaussure, va taper deux fois contre la porte avant d'éclater de rire.
Applaudissements redoublés. Gêne encore plus forte du cobaye qui secoue la tête en proférant des jurons, et se frappe les fontanelles comme s'il voulait faire sortir un poison de son crâne.
L'hypnotiseur salue. Rideau.
Avant que les deux journalistes aient pu terminer leurs hors-d'œuvre, un serveur a déjà apporté les plats principaux en profitant de leur inattention passagère.
– L'hypnose… Nous n'y avions pas pensé. Et si quelqu'un avait introduit un mot clef dans l'esprit de Fincher?
– Un mot clef… quel mot clef? Magnolia indigo?
La jeune journaliste scientifique cherche rapidement et a un éclair:
– Un mot clef genre: «Je t'aime» avec un conditionnement pour qu'à l'audition de cette phrase son cœur s'arrête, propose-t-elle, ravie. Natacha Andersen l'a prononcé au moment crucial et cela lui a provoqué un spasme.
– C'est vous qui êtes en train de me dire que la phrase «je t'aime» peut devenir un conditionnement mortel! s'étonne Isidore.
Lucrèce est lancée, elle replace chaque pièce du puzzle pour que l'ensemble fonctionne.
– Mieux qu'un spasme: un arrêt cardiaque. Vous m'avez bien dit qu'avec son cerveau on peut maîtriser son cœur, il me semble?
– J'ai vu des yogis le faire. Mais je ne crois pas qu'on puisse arriver jusqu'à l'arrêt total. Il doit y avoir des mécanismes automatiques de survie.
Elle cherche vite autre chose.
– Dans ce cas on pourrait imaginer qu'on l'a programmé à rire jusqu'à ce que mort s'ensuive? suggère Lucrèce. Rire jusqu'à la mort quand le sujet entend les mots «je t'aime»!
Satisfaite de son idée, elle reconstitue toute l'histoire:
– Je crois, mon cher Isidore, que j'ai trouvé le fin mot de cette affaire. Fincher a été tué par son frère Pascal qui l'a hypnotisé préalablement. Il lui a implanté une phrase inductive dans la tête. La plus insidieuse. «Je t'aime.» Natacha Andersen l'a prononcée au moment de l'orgasme. Le cœur s'est arrêté et le champion du monde d'échecs est mort. Du coup, elle a cru que c'était elle qui l'avait tué. C'est le meurtre parfait: pas de présence de l'assassin sur les lieux au moment du crime, pas d'arme, pas de blessure, un seul témoin, et ce témoin se croit la cause de la mort! Sans parler que, comme vous dites, le tout passe pour suffisamment «salace» pour que personne n'enquête sérieusement. Le sexe est encore un tabou. C'est vraiment le crime parfait.