La jeune journaliste, enthousiasmée par son propre raisonnement, mange avec appétit ce qu'il reste de poulet dans son assiette.
– Et le mobile?
– La jalousie. Pascal est moins beau que Samuel. Samuel avait une fiancée top model et, en plus, il avait remporté le championnat du monde d'échecs. Riche, beau, bien accompagné, connaissant la gloire, c'est insupportable. Le frère jaloux a utilisé son talent d'hypnotiseur pour le conditionner à mourir et, comme c'est un vicieux, il s'est débrouillé pour qu'il trépasse dans les bras de sa fiancée.
Elle revient quelques pages en arrière dans son calepin pour revoir ses notes précédentes.
– Nous pourrions ajouter cela comme motivation. Au-dessus de cinq: le devoir, six: la jalousie.
La lotte qui stagne au milieu du pistou dans l'assiette d'Isidore a eu plus de chance que le poulet de batterie à la provençale de Lucrèce, elle a connu la liberté quelques semaines, avant d'être prise au piège dans les filets dérivants.
– La jalousie? Trop précis.
– Elargissons la notion à toutes les émotions qu'on ne sait pas maîtriser parce qu'elles nous dépassent. La jalousie, la vengeance… en fait: la colère. Oui, on pourrait regrouper le tout sous six: la colère. C'est encore plus fort que le devoir. Le devoir c'est ce qui fait que les gens veulent plaire aux autres et s'intégrer à la société, la colère c'est ce qui les pousse à fomenter des révolutions et à changer la société.
– C'est aussi ce qui peut les pousser à… tuer.
Elle note à toute vitesse son explication pour être certaine de ne pas l'oublier.
– Eh bien, dit Lucrèce, voilà une enquête rondement menée. Je reconnais que vous aviez raison de suspecter une mort anormale, pour ma part j'ai trouvé l'assassin et le mobile. Ensemble, nous avons battu un record de vitesse de résolution d'enquête, il me semble. Voilà, tout est fini.
Elle tend son verre pour trinquer mais Isidore ne lève pas le sien.
– Humm… Et vous prétendez que c'est moi qui suis mythomane?
Elle le toise avec dédain.
– La jalousie…, dit-elle. Vous aussi vous êtes jaloux. Parce que je suis plus jeune que vous, je suis une femme, et pourtant c'est moi qui ai trouvé la solution, n'est-ce pas, monsieur Sherlock Holmes?
Ils finissent leurs plats respectifs. Isidore se fabrique une mouillette et sauce son assiette tandis que Lucrèce, du bout de son couteau, trie sur les bords ce qu'elle veut encore manger et ce dont elle ne veut plus. Le reste du poulet reçoit pour sépulture une branche de laurier.
Alentour, les gens commentent le spectacle.
Enfin ils disposent d'un sujet de conversation. A toutes les tables il se crée une division entre ceux qui croient à l'hypnose et ceux qui n'y croient pas, chacun campant sur sa position. «Ce sont des comparses, entend-on. - Ils ont fait semblant. - La fille avait l'air sincère. - Non, elle en faisait trop.»
Le serveur leur propose la carte des desserts. Lucrèce commande un café décaféiné allongé dans une grande tasse avec un pot d'eau chaude à côté, et Isidore une glace à la réglisse.
– Vous avez émis une hypothèse, c’est tout.
– Vous êtes jaloux.
– Heureusement que vous n'êtes pas policière. Pour qu'une enquête soit bouclée, il ne suffit pas d'élaborer une hypothèse, aussi attrayante sort-elle. Il faut des indices, des preuves, des témoignages, des aveux.
– Très bien, allons questionner Pascal Fincher! clame Lucrèce.
Elle réclame l'addition, la note de frais afférente, paie, puis elle demande au patron du night-club de leur indiquer la loge de l'hypnotiseur. Ils frappent trois fois à la porte où est gravé maître pascal fincher. En guise de réponse, la porte s'ouvre à la volée et, avant qu'ils aient pu réagir, l'hypnotiseur bondit hors de sa loge et fuit le night-club dans son peignoir mouillé alors que les trois militaires sont à ses trousses avec à leur tête celui qui a servi de cobaye.
– Magnolia indigo? lance Lucrèce comme si elle espérait que cette phrase arrêterait en plein élan le soldat de tête.
Mais tous sont déjà loin.
20.
Vivre ou mourir?
Jean-Louis Martin gardait son œil ouvert. En lui, mille idées continuaient à se bousculer sans lui permettre de se décider pour autant. Il avait l'impression de ne pas disposer de suffisamment d'informations. Il était anéanti, il en était convaincu, mais ce médecin avait pourtant l'air de savoir ce qu'il faisait.
Dans son esprit, les arguments en faveur du «oui» et ceux pour le «non» s'agglutinaient par paquets afin de peser dans la balance de sa décision.
La vie? Une centaine de diapositives surgirent sur l'écran intérieur projetant des moments agréables de son passé. Vacances en famille alors qu'il était enfant. Découverte des échecs. Découverte de la peinture. Découverte de sa future femme Isabelle. Découverte de son bureau à la banque. Mariage. Premier accouchement de sa femme. Premières vacances avec ses filles. Première vision de l'émission «Quitte ou double».
Quitte ou double…
Ou la mort? Il se voit seul, immobile sur un lit mais filmé sous tous les angles. Et le temps qui passe, d'abord sur l'aiguille de la montre qui tourne de plus en plus vite. Puis par la fenêtre. Le soleil succède à la lune puis au soleil. Cela accélère au point de former comme un spot qui s'allume un coup en soleil un coup en lune. L'arbre qu'il voit depuis sa chambre se couvre de feuilles, puis perd ses feuilles, puis se couvre de neige, puis bourgeonne, puis se couvre de feuilles. Les années, les décennies passent, et lui posé comme un mannequin de plastique sur ce lit avec juste son œil qui bat désespérément alors que personne n'est là.
Il fallait maintenant trancher.
Comme dans un ralenti, la paupière s'abaissa.
Une fois.
Et puis plus rien.
Samuel Fincher sourit.
– Vous voulez donc vivre… Je crois que vous avez pris la bonne décision.
Pourvu que je ne me sois pas trompé.
21.
A gauche, à droite? Isidore et Lucrèce arrivent à un carrefour. Ils ont perdu de vue les militaires. Ils les cherchent, la main en visière sur le front.
– Où sont-ils passés?
Isidore, encore en pleine digestion, respire avec difficulté et bruyamment. Lucrèce, toute fraîche, grimpe sur une voiture pour examiner les alentours de plus haut.
– Là-bas, dit-elle.
Elle indique du doigt la plage.
– Allez-y, Lucrèce, vous êtes plus véloce que moi, je vous rejoindrai.
De toute façon, elle ne l'écoute plus, elle galope.
Son cœur puise à toute vitesse du sang dans les artères, qui se répand dans les artérioles, puis dans les capillaires des muscles des mollets. Ses orteils recherchent la meilleure prise au sol pour mieux projeter son corps en avant.
Pascal Fincher court, lui aussi, à perdre haleine. Il débouche sur une plage déserte à peine éclairée par la lune. Là, les trois militaires le rattrapent et le jettent à terre.
– Magnolia indigo, tente sans conviction l'hypnotiseur.
Mais l'autre se bouche les oreilles et ordonne:
– Il faut que tu m'enlèves ça de l'esprit! Et tout de suite. Je ne vais pas toute ma vie faire l'imbécile avec ma chaussure dès que je rencontrerai quelqu'un qui a vu le spectacle ou qui en a entendu parler!
L'hypnotiseur se relève doucement.
– Débouchez vos oreilles… Je vais arranger ça.
– Pas d'entourloupe, hein?
Le militaire ôte les doigts de ses pavillons mais reste prêt à les renfoncer à la moindre alerte.
– Abracadabra, je vous libère de «magnolia indigo», désormais (il effectue un mouvement de la main), vous ne reagirez plus en entendant «magnolia… indigo».