Le militaire, surpris, attend, comme si quelque chose en lui allait se mettre en branle.
– Allez-y. Répétez, pour voir, demande-t-il.
– Magnolia indigo.
Rien ne se passe. L'autre sourit, content de se voir délivré de ce qui lui semble un maléfice.
– C'est aussi simple? s'étonne le militaire.
– C'est comme un disque dur d'ordinateur. On peut enregistrer un ordre programmé d'une simple induction par la parole. On l'efface de même, essaie d'expliquer l'hypnotiseur en adoptant le ton désolé d'un explorateur s'adressant à des sauvages devant un magnétophone.
– Et abracadabra? questionne l'autre, encore méfiant.
– C'est pour le folklore, les gens y croient davantage quand on prononce des trucs comme ça. C'est tout dans la tête.
L'autre le toise.
– Bon, ça va. Mais je voudrais que cela n'arrive plus à qui que ce soit, ajoute l'ex-cobaye en relevant ses manches et en serrant ses poings.
Ses deux amis empoignent l'artiste pendant que son ancienne victime entreprend de le frapper au ventre. Mais une silhouette se dresse devant la lune.
– Facile, à trois costauds contre un gringalet, raille Lucrèce Nemrod.
Le militaire se retourne.
– Allons, ma petite dame, il commence à se faire tard, il est dangereux de se promener ici la nuit toute seule. Regardez, il y a même des gens, disons, un peu bizarres.
Simultanément, il donne un nouveau coup de poing à l'hypnotiseur: «Toi, dors, je le veux!» Lucrèce Nemrod bondit sur le militaire et lui lance un grand coup de pied dans l'entrejambe.
– Toi, couine, je le veux!
L'autre pousse un cri étouffé. L'un des militaires lâche l'hypnotiseur pour donner un coup de main à son collègue.
Lucrèce se place en position de combat de son art martial personnel, «l'orphelinat kwan-do». Elle tend deux doigts en crochets, recourbés comme s'il s'agissait d'une prolongation armée de son corps. Les deux incisives de la souris. Le militaire lance son pied, elle l'attrape et le propulse en arrière. Puis elle lui saute dessus. Ils roulent sur le côté jusqu'à effleurer les vaguelettes du bord de mer. Elle lève ses deux doigts-crochets et frappe très fort le front. Bruit d'os. Elle percute à nouveau dans l'entrejambe du premier qui reprenait ses esprits. Déjà elle est en position de combat, ses deux doigts durs comme du bois. Le troisième hésite à intervenir. Finalement ils choisissent de partir sans demander leur reste.
Lucrèce rejoint l'hypnotiseur qui est tombé à genoux sur le sable.
– Ça va?
Il se masse le ventre.
– Ça fait partie des petits désagréments professionnels. C'est une manifestation du racisme anti-hypnotiseur.
– «Le racisme anti-hypnotiseur»?
– De tout temps les gens qui ont une certaine connaissance des mécanismes du cerveau ont suscité la peur. Ils ont été accusés de tout. De sorcellerie par les religions. De charlatanisme par les scientifiques. De manipulation mentale. Ce que les gens ne peuvent pas comprendre leur fait peur, et ce qui leur fait peur ils veulent le détruire.
Lucrèce le soutient pour voir s'il arrive à marcher.
– De quoi ont-ils peur?
L'autre sourit de sa bouche blessée.
– L'hypnose, ça fait fantasmer. Ils croient qu'il s'agit d'un pouvoir magique. En tout cas, merci de votre intervention.
– Je vous devais bien ça. Grâce à vous je n'ai plus peur d'enfiler un pull à col roulé.
Instinctivement elle enfonce sa tête dans son col pour bien montrer qu'elle peut désormais rester dans cette position. Isidore surgit, essoufflé.
– Alors, Lucrèce, vous avez attrapé votre «assassin»? ironise-t-il.
Les yeux verts de la journaliste scientifique le fusillent pour le faire taire.
L'hypnotiseur marque un temps d'arrêt, se demandant quel est ce nouveau personnage.
–Isidore Katzenberg. Nous sommes journalistes au Guetteur moderne. Nous enquêtons sur la mort de votre frère.
– Sammy?
– Lucrèce pense que c'est vous qui l'avez tué par jalousie, précise Isidore Katzenberg.
A l'évocation de son frère, l'hypnotiseur a le regard empreint de tristesse.
– Sammy. Ah…Sammy. Nous étions très proches. Ce n'est pas si fréquent entre frères mais c'était le cas. Lui, c'était le sérieux, et moi le saltimbanque. Nous étions complémentaires. Je me souviens qu'une fois je lui ai dit: «Nous sommes comme Jésus-Christ et Simon le magicien, un grand prestidigitateur, ami de Jésus.»
Pascal Fincher s'arrête un instant pour essuyer à nouveau sa lèvre meurtrie.
– Je plaisante à moitié. J'admirais beaucoup mon frère.
– Que faisiez-vous le soir de sa mort? l'interrompit Lucrèce.
– J'étais en scène au Joyeux Hibou, vous pouvez interroger le patron. Et j'ai toute une salle pour témoins.
– Qui aurait pu lui vouloir du mal? questionne Isidore.
Ils s'assoient dans le sable humide et frais.
– Sa réussite était trop éclatante. De plus, sa victoire sur Deep Blue le faisait connaître du grand public, il devenait intouchable. En France, la réussite est toujours mal vue.
– Le clou qui dépasse attire le marteau, ajoute Isidore jamais avare de proverbes.
– Vous croyez qu'il pourrait s'agir d'un assassinat? demande Lucrèce.
– Il avait déjà reçu des menaces, je le sais. Je suis content que vous enquêtiez sur sa mort.
Lucrèce ne veut pas renoncer pour autant à son hypothèse.
– Quelqu'un d'autre que vous aurait-il pu l'hypnotiser pour obtenir une action à effet retard?
Pascal Fincher secoue la tête, navré.
– Je connais l'hypnose. Pour être sous influence hypnotique, il faut renoncer un instant à son libre arbitre et laisser quelqu'un décider à votre place. Or Sammy était tout sauf quelqu'un d'influençable. Il ne dépendait de personne. Son objectif était de réduire la souffrance de ses malades. Un saint laïque.
– Votre «saint laïque» est quand même officiellement mort de plaisir dans les bras d'un top model…, remarque Lucrèce.
Pascal Fincher hausse les épaules.
– Vous connaissez un homme qui saurait lui dire non? Ce physique vaut toutes les séances hypnotiques.
– J'ai un ami qui affirme: «Le libre arbitre des hommes consiste à choisir la femme qui prendra les décisions à leur place», dit Lucrèce.
Isidore, reconnaissant l'un de ses propres aphorismes, rosit.
– Bien vu, admet Pascal Fincher.
– Vous croyez qu'elle aurait pu le tuer? questionne le journaliste.
– Je ne sais pas ce qui l'a tué précisément mais je dirais que, d'une manière générale, c'est son courage. Fincher se battait seul contre tous les archaïsmes. Ce qu'il proposait, c’était de repenser entièrement notre rapport à l'intelligence, à la folie, à la conscience. Dans son discours après sa victoire aux échecs, il a fait référence à Ulysse, mais il était lui-même un aventurier de cette trempe. Et on reconnaît les vrais pionniers au fait que ce sont eux qui se prennent les flèches parce qu'ils sont trop en avant.
Isidore sort des «Bêtises de Cambrai» et en offre pour se remettre de ses émotions. L'hypnotiseur se sert et engouffre plusieurs friandises.
– Je me rappelle une fois l'avoir entendu dire qu'il se sentait menacé. «Ils rêvent d'un monde où tous les hommes seront pareils. Ainsi, ils pourront plus facilement les calibrer, comme du bétail clone, comme des poulets en batterie.» Il disait «ils» en parlant de l'administration à laquelle il rendait des comptes. Il avait rajouté: «Ils ont peur de ceux qu'ils croient fous, mais ils ont encore plus peur de ceux qu'ils croient des génies. En fait, dans le futur, ils rêvent d'un monde bien uniforme où les gens trop intelligents seront obligés de porter sur la tête un casque qui diffusera très fort de la musique d'ascenseur afin de les empêcher de réfléchir tranquillement. Ils mettront des voiles aux femmes trop belles, des gilets de plomb aux gens trop agiles. Et nous serons tous pareils: des êtres moyens.»