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– Si ce n'est que ce bateau ne fait pas la jonction entre le monde des morts et celui des vivants, mais entre celui de la raison et de la déraison.

Il éclate d'un grand rire tonitruant et fourrage dans sa barbe uniformément blanche.

Isidore s'approche du marin et chuchote:

– Il me semble que le Charon de la mythologie ne consentait à prendre dans sa barque que ceux qui portaient dans leur bouche le prix de leur passage.

Le gros journaliste sort trois billets de dix euros et les introduit entre ses dents.

Le capitaine Umberto note le geste mais demeure imperturbable.

– Je ne suis pas a vendre.

Là-dessus, Lucrèce arrive en courant, en s'attachant les cheveux.

– Ça va, je ne suis pas trop en retard? On embarque tout de suite? demande-t-elle sur le ton de l'évidence.

Le marin reste en arrêt.

Isidore constate l'impact naturel que possède sa comparse.

– Heu… eh bien, dit le marin, j'expliquais à votre collègue que malheureusement…

– Malheureusement? dit-elle en se rapprochant.

Si près, il sent son parfum, ces jours-ci elle porte Eau d'Issey Miyaké. Il sent même l'odeur de la peau de la jeune fille. Elle abaisse ses lunettes de soleil, dévoile ses yeux vert émeraude en amande et le fixe avec effronterie.

Vous êtes quelqu'un qui a envie d'aider les autres. Nous avons besoin de vous et vous n'allez pas nous laisser tomber.

Son regard est juste, sa voix est juste, même la position de son cou est destinée à convaincre.

Sur ce marin bourru, l'effet est imparable.

– C'est bien parce que vous êtes des amis de Pascal Fincher, concède-t-il.

Le moteur se met à ronronner, le capitaine largue les amarres.

– Monsieur fonctionne avec le septième besoin, chuchote Lucrèce, adressant un clin d'œil à son comparse.

Le marin pousse un peu plus les gaz pour impressionner ses invités. L'avant du bateau se soulève légèrement.

Lucrèce reprend son carnet et, à la suite de la sixième motivation, la colère, elle ajoute: septième motivation, la sexualité.

Isidore dégage de sa veste un petit ordinateur de poche pas plus grand qu'un livre et recopie à son tour la liste. En tapotant sur son clavier il note aussi les noms des personnes qu'ils ont rencontrées puis il se branche sur Internet.

Lucrèce se penche.

– La dernière fois que je vous ai vu dans votre château d'eau, il m'a semblé que vous aviez renoncé à la télévision, aux téléphones et aux ordinateurs.

– Il n'y a que les imbéciles qui ne changent pas d'avis.

Il lui présente son petit jouet et expose ses possibilités. En se branchant sur Internet, le journaliste parvient à obtenir la fiche de Sécurité sociale d'Umberto Rossi, cinquante-quatre ans, né à Golfe-Juan.

Les deux îles de Lérins se dessinent à l'horizon. Tout d'abord Sainte-Marguerite avec son embarcadère et son fort à gauche. Et, juste derrière, Saint-Honorat avec son abbaye de moines cisterciens.

Le Charon n'est pas très rapide et la traversée entre le port de Cannes et l'hôpital Sainte-Marguerite s'éternise.

Umberto brandit une immense pipe en écume de mer sculptée de sirènes enlacées.

– Qu'est-ce qu'il y a comme monde là-dedans! Les gens ont tout pour être heureux mais ils n'arrivent plus à assumer leur liberté alors ils se posent des questions, toujours plus de questions. A la fin, ça fait des nœuds inextricables.

Il allume sa pipe et lâche quelques volutes d'un tabac poivré qui se mêle à l'air fortement iodé.

– Une fois, j'ai rencontré un type qui prétendait être capable de s'arrêter de penser. C'était un moine zen. Il restait immobile, les yeux comme ça, et il prétendait que dans sa tête c'était le vide absolu. J'ai essayé, c'est impossible. On pense toujours à quelque chose. Ne serait-ce qu'à l'idée: «Ah, enfin, je ne pense à rien.»

II s'esclaffe.

– Pourquoi avez-vous cessé d'exercer comme neurochirurgien à l'hôpital Sainte-Marguerite? questionne Isidore.

Le marin laisse échapper sa pipe.

– Co… Co… Comment savez-vous ça, vous?

– Mon petit doigt, répond l'autre, mystérieux.

Lucrèce ne regrette pas d'avoir fait venir son «Sherlock Holmes scientifique». Celui-ci, comme tous les magiciens, ne dévoile pas son stratagème mais il n'est pas mécontent de son petit effet et a conscience que, s'il avouait avoir tout simplement obtenu l'information grâce à son ordinateur branché sur Internet, il perdrait son avantage.

– Vous avez été renvoyé, n'est-ce pas?

– Non. C'était un ac… accident.

Le regard du marin se voile soudain.

– Un accident. J'ai opéré ma mère d'une tumeur cancéreuse au cerveau.

– Normalement il est interdit d'opérer les membres de sa propre famille, rappelle Isidore.

Umberto se reprend.

– En effet, mais elle avait dit que c'était moi ou personne d'autre.

Il crache par terre.

– Je ne sais pas ce qui s'est passé. Elle a sombré dans le coma et ne s'est jamais réveillée.

Le marin ex-chirurgien crache à nouveau.

– Le cerveau, c'est trop délicat, le moindre geste de travers et c'est la catastrophe. Ce n'est pas comme les autres organes où les erreurs sont réparables. Dans le cerveau, à un millimètre près vous rendez quelqu'un handicapé à vie ou dément.

Il tapote sa pipe sur le bord du gouvernail pour la vider de son tabac calciné, et la bourre à nouveau.

Il a du mal à l'allumer dans le vent et il agite nerveusement son briquet.

– Après, je me suis mis à boire. Ça a été la dégringolade. Ma main tremblait et j'ai préféré ne plus toucher à un bistouri. J'ai démissionné. Un chirurgien qui tremble, c'est impossible à recycler, je suis donc passé directement de la case neurochirurgien à la case clochard ivrogne.

Ils regardent l'île Sainte-Marguerite qui grandit à l'horizon. A côté des pins parasols, ils distinguent des palmiers et des eucalyptus, plantes qui profitent du climat particulièrement clément de cette zone de la Côte d'Azur pour se croire en Afrique.

– Ah, vivement que les robots nous remplacent en salle d'opérations. Eux au moins ils n'auront jamais la main qui tremble. Il paraît que ça commence à se répandre maintenant, les robots-chirurgiens.

– Vous étiez vraiment clochard? demande Lucrèce.

– Tout le monde m'avait laissé tomber. Plus personne ne me voyait. Ma puanteur ne me gênait même plus. Je vivais sur la plage de Cannes sous une couverture. Et toutes mes affaires tenaient dans un sac de supermarché que je cachais sous un abri de la Croisette. On dit que la misère est moins pénible au soleil. Tu parles!

Le bateau ralentit un peu.

– Et puis un jour, quelqu'un est venu. Quelqu'un de l'hôpital Sainte-Marguerite. Il m'a dit: «J'ai peut-être quelque chose à te proposer. Que dirais-tu de faire le taxi-navette entre l'hôpital et le port de Cannes? Jusque-là nous utilisions une société privée extérieure, maintenant nous avons envie de disposer de notre propre navette. Tu saurais conduire un petit bateau entre Sainte-Marguerite et le port?» Et voilà comment de neurochirurgien je suis devenu marin.

Lucrèce sort son calepin, inscrit la date.

– Pouvez-vous nous dire comment cela se passe à l'intérieur de l'hôpital psychiatrique Sainte-Marguerite?

Le marin guette l'horizon, l'air inquiet. Il fixe quelques nuages noirs poussés par les vents marins, et les mouettes qui leur couinent autour comme pour leur confier des indications de route. Il rajuste sa veste de loup de mer, fronce ses sourcils épais. Puis ses yeux reviennent vers la jeune journaliste rousse aux yeux verts et il oublie sa préoccupation pour gorger ses rétines de cette image de fraîcheur.

– Avant, c'était un fort. Le fort Sainte-Marguerite. Vauban l'a construit pour protéger la côte des attaques barbaresques. D'ailleurs il présente la forme en étoile caractéristique des fortifications de l'époque. Puis il a servi de prison. Le Masque de fer y a croupi. La télévision y a même produit une émission de jeu. C'est finalement devenu un hôpital psychiatrique.