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Fincher se mit face à l'unique œil valide de son patient.

– Vous avez là une jolie famille. Bravo, monsieur Martin.

Le malade du LIS baissa lentement sa paupière en signe d'approbation et de remerciement.

– Votre oreille et votre œil sont la base à partir de laquelle je compte reconquérir tout le territoire nerveux. C'est possible.

Le docteur Fincher s'adressait à lui avec une intensité renouvelée.

– En fait, tout dépend de vous. Vous êtes un explorateur. Vous défrichez un territoire inconnu. Votre propre cerveau. C'est le nouvel eldorado du troisième millénaire. Après avoir conquis l'espace, l'homme n'a plus qu'à conquérir sa propre cervelle, la structure la plus complexe de l'univers. Nous, les scientifiques, observons de l'extérieur, vous, vous allez tout expérimenter de l'intérieur.

Jean-Louis Martin eut envie de croire en cette possibilité. Il eut envie d'être un explorateur à la pointe de la connaissance humaine. Il eut envie d'être un héros moderne.

– Vous pourrez réussir si vous êtes motivé. La motivation, voilà la clef de tous les comportements. Je le vérifie en permanence sur mes malades, mais aussi sur les souris de mon laboratoire, et je peux vous le répéter: «Vouloir c'est pouvoir.»

25.

Le capitaine Umberto dévoile un émetteur à infrarouges, deux battants s'écartent et le Charon pénètre dans un petit chenal qui mène à un port aménagé sous le fort dans le creux de la falaise. Ils accostent un ponton de bois.

– Je vais vous attendre là.

En guise d'au revoir, il saisit la main de Lucrèce, la caresse et l'embrasse, puis il lui glisse un objet léger.

Elle regarde ce qu'il y a dans sa main et découvre un paquet de cigarettes.

– Je ne fume plus, dit-elle.

– Prenez quand même. Ça vous servira de sésame. Lucrèce hausse les épaules et range le paquet. Elle remet avec plaisir le pied sur la terre ferme. Ses oreilles internes encore sous le choc lui laissent les jambes flageolantes. Isidore la soutient.

– Respirez bien, Lucrèce, respirez.

Umberto ouvre une grande porte d'acier et les fait entrer à l'intérieur de l'hôpital proprement dit. Il referme la grosse serrure derrière eux. Ils ne peuvent réprimer un infime tressaillement. La peur de l'hôpital psychiatrique.

Je ne suis pas folle, pense Lucrèce.

Je ne suis pas fou, pense Isidore.

Bruit de double tour de la grosse serrure. Et si je devais prouver que je suis sensé, s'inquiète Isidore.

Les deux journalistes lèvent les yeux. La roche est mêlée à de grosses pierres scellées par du ciment. Ils montent.

Ils gravissent les marches avec effort.

En haut, un homme replet à la fine barbe en collier, aux allures d'instituteur et en gros pull de coton, leur barre le chemin, les poings sur les hanches.

– Qu'est-ce que vous fabriquez là, vous!

– Nous sommes journalistes, avance Lucrèce.

L'homme hésite puis se présente.

– Je suis le docteur Robert.

Il les guide vers un escalier abrupt qui mène à une esplanade.

– Nous pouvons effectuer une visite rapide mais je vous demanderai de rester discrets et de ne pas interférer avec les comportements des malades.

Les voici au centre de l'hôpital. Autour d'eux, des gens en vêtements de ville déambulent sur une pelouse en discutant. Ils surprennent une conversation entre deux malades:

– Moi, paranoïaque? Ça ne va pas, ce sont les autres font courir ce bruit…

D'autres, assis, sont en train de lire un journal ou de jouer aux échecs. Dans un coin on joue au football, plus loin on joue au badminton.

– Je sais, cela peut étonner quand on n'est pas de la maison. Fincher a interdit aux malades de traîner en pyjama et il a aussi défendu aux infirmiers et aux médecins de porter la blouse blanche. Ainsi, il a supprimé le fossé entre soigneurs et soignés.

– C'est pas un peu déstabilisant? demande Isidore.

– Au début, moi-même je m'emmêlais les pinceaux. Mais cela oblige à se montrer plus attentif. Le docteur Fincher venait de l'Hôtel-Dieu à Paris. Il avait travaillé avec le docteur Henri Grivois qui a importé en France les nouvelles méthodes de psychiatrie canadiennes.

Le docteur Robert les dirige vers un bâtiment surmonté de l'inscription SALVADOR DALI.

A l'intérieur, au lieu des traditionnels murs blancs d'hôpitaux, il y a des fresques peintes du plancher au plafond.

– La grande idée de Fincher était de rappeler à chaque malade qu'il pouvait transformer son handicap en avantage. Il voulait qu'ils assument leur soi-disant défaillance et qu'ils l'utilisent comme un atout. Chaque pièce est un hommage à l'artiste qui a réussi précisément grâce à sa différence.

Ils pénètrent dans le dortoir Salvador Dali. Isidore et Lucrèce examinent les murs peints, ce ne sont pas que des fresques évoquant l'œuvre de Dali mais des reproductions parfaites de ses tableaux les plus connus.

Le docteur Robert conduit les journalistes vers un autre bâtiment.

– Pour les paranoïaques: Maurits Cornelis Escher.

Les murs sont décorés de fresques représentant des formes géométriques impossibles.

– C'est un vrai musée, cet hôpital. Ces peintures murales sont superbes. Qui a peint ça?

– Pour obtenir ce degré de fidélité par rapport à l'œuvre, nous avons fait appel aux maniaques du bâtiment Van Gogh et je peux vous affirmer que ces copies sont fidèles aux originaux. Comme Van Gogh qui recherchait le jaune parfait et qui reproduisait mille tournesols avec d'infimes tonalités de jaunes différents pour retrouver la meilleure représentation de cette couleur, les malades d'ici peuvent chercher longtemps avant de retrouver la couleur exacte souhaitée. Ils sont perfectionnistes au dernier degré.

Ils poursuivent la visite.

– Pour les schizophrènes: le peintre flamand Jérôme Bosch. Les schizophrènes sont très sensibles. Ils captent toutes les ondes, toutes les vibrations et c'est ce qui les fait souffrir et les rend géniaux.

Ils retournent dans la cour et circulent au milieu des patients divers qui, pour la plupart, les saluent poliment. Certains parlent à haute voix à des interlocuteurs imaginaires.

Le docteur Robert explique:

– Ce qu'il y a de troublant, c'est la similitude de ce qui nous préoccupe, seule l'amplitude diffère. Regardez cet homme, il a la phobie des ondes de téléphones portables, alors il met en permanence ce casque de moto. Mais qui ne s'est jamais interrogé sur leur nocivité potentielle?

Un groupe de maniaques est en train de retoucher une fresque. Le docteur Robert affiche un air satisfait.

– Fincher a innové dans tous les domaines, y compris le travail. Il a observé les malades comme personne avant lui. Avec humilité. Sans idée préconçue. Au lieu de les considérer comme des êtres dont il fallait stopper la capacité de destruction ou de gêne pour l'entourage, il a essayé de valoriser ce qu il y avait de meilleur en eux et a cherché à le renforcer.

Alors il les a mis face à ce que l'humanité produisait de plus beau. De la peinture, mais aussi de la musique, des films, des ordinateurs. Et il les a laissés faire. Ils se dirigeaient naturellement vers l'art, qui exprime leur angoisse ou leur préoccupation, mais aussi leur langage. Au lieu de les enfermer, il les a observés. Au lieu de leur parler de leur handicap, il leur a parlé de la beauté en général. Alors certains ont eu envie d'œuvrer à leur tour.

– Et ça a été facile?

– Très difficile. Les paranos n'aiment pas les schizos, méprisent les hystériques qui le leur rendent bien. Mais dans l'art, ils ont trouvé une sorte de terrain neutre et même de complémentarité. Fincher avait une jolie phrase: «Quand les autres vous font un reproche ils vous renseignent sur ce qui pourrait devenir votre force.»