– Merci, merci, dit Samuel Fincher, levant les mains en geste d'apaisement.
La demande provoque l'effet contraire: les acclamations s'amplifient et, après une première vague d'applaudissements chaotiques, tout le monde se rejoint dans un rythme binaire pour applaudir à l'unisson.
Le joueur patiente en s'essuyant le front avec un mouchoir blanc.
– Merci.
Enfin les applaudissements commencent à décroître.
– Si vous saviez comme je suis heureux d'avoir remporté ce match! Oh, bon sang, si vous saviez comme je suis heureux! Ma… Ma victoire, je la dois à un ressort secret.
La salle est attentive.
– Théoriquement un ordinateur est toujours plus fort qu'un homme parce que l'ordinateur n'a pas d'état d'âme. Après un coup gagnant, l'ordinateur n'est ni joyeux ni fier. Après un coup raté, il n'est ni déprimé ni déçu. L'ordinateur ne possède pas d'ego. Il n'éprouve pas de rage de vaincre, il ne se remet pas en question, il n'en veut même pas personnellement à son adversaire. L'ordinateur est toujours concentré, il joue toujours au mieux de ses possibilités sans tenir compte des coups passés. Voilà pourquoi les ordinateurs de jeu d'échecs battent systématiquement les humains… tout du moins jusqu'à aujourd'hui.
Le docteur Fincher sourit, comme gêné d'énoncer une vérité aussi simple.
– L'ordinateur n'a pas d'états d'âme, mais… il n'a pas de «motivations» non plus. Deep Blue IV savait qu'il ne bénéficierait pas d'un surplus d'électricité ou de logiciel s'il gagnait.
Quelques rires fusent dans la salle.
– Il n'avait pas peur d'être débranché s'il perdait. Alors que moi… j'étais mo-ti-vé! Je voulais venger la défaite du champion Léonid Kaminsky ici même l'année dernière alors qu'il affrontait Deep Blue III et encore avant je voulais venger Garry Kasparov battu à New York par Deeper Blue en 97. Car je considère ces revers comme autant d'affronts non seulement pour ces joueurs mais pour toute l'espèce humaine.
Samuel Fincher essuie ses lunettes avec son mouchoir, les rechausse et fixe le public.
– J'avais peur d'être obligé de reconnaître que désormais nous nous montrerions, nous humains, toujours moins intelligents aux échecs que les machines. Mais un homme motivé n'a pas de limite. C'est parce qu'il était motivé qu'Ulysse a traversé la Méditerranée, affrontant mille périls. C'est parce qu'il était motivé que Christophe Colomb a traversé l'Atlantique. C'est parce qu'il était motivé qu'Armstrong a franchi l'espace pour gagner la Lune. L'humanité sera condamnée le jour où les humains n'auront plus envie de se surpasser. Aussi, vous tous qui m'écoutez, posez-vous cette question: «Mais au fait, qu'est-ce qui me donne envie de me lever le matin pour entreprendre des choses? Qu'est-ce qui me donne envie de faire des efforts? Qu'est-ce qui me pousse à agir?»
Le docteur Samuel Fincher balaie la salle de son regard exténué.
– Quelle est votre motivation principale dans la vie… voilà peut-être la question la plus importante.
Il baisse les yeux, comme pour s'excuser de s'être exprimé avec autant de véhémence.
– Merci de votre attention.
Il descend de l'estrade et traverse une foule dense qui se range en une haie d'honneur tandis qu'il rejoint sa fiancée, Natacha Andersen.
Après un dernier salut au public, le couple s'engouffre dans une voiture de sport noire et s'enfuit dans une volute de poussières devenues stroboscopiques sous le crépitement des appareils photo.
5.
Le soir même, le docteur Samuel Fincher est retrouvé mort dans sa villa du Cap-d'Antibes. La nouvelle est annoncée au journal télévisé de minuit. La caméra dévoile les lieux du décès tandis qu'on entend, en voix off, le journaliste:
– … Le drame s'est déroulé quelques heures après sa victoire au championnat du monde d'échecs.
La caméra balaye la luxueuse entrée et le salon.
– … cette affaire est d'autant plus mystérieuse que les enquêteurs n'ont constaté aucune trace d'effraction…
La caméra s'attarde sur les éléments de la pièce, meubles et objets d'art. On remarque plusieurs tableaux de Dali et des sculptures représentant des philosophes de la Grèce antique.
– … La victime ne présente pas la moindre blessure.
La porte de la salle de bains s'ouvre et Natacha Andersen apparaît entre deux policiers. Elle dissimule son visage du mieux qu'elle peut pour ne pas être filmée. Même sans maquillage, elle conserve dans ces instants terribles une grâce rare.
Un homme en complet vert apparaît, donnant des directives aux policiers qui envahissent la villa. Le journaliste l'interroge:
– Commissaire, pouvez-vous nous dire ce qui s'est passé?
– Nous avons été avertis du décès il y a à peine une heure.
– Qui vous a appelés?
– Mademoiselle Andersen.
– Qui a provoqué sa mort?
– Mademoiselle Andersen.
– Vous plaisantez!
– Elle prétend qu'elle l'a tué… en faisant l'amour.
Le commissaire a un geste d'impatience.
– L'enquête est en cours. Nous vous apporterons plus d'informations dès que nous aurons les résultats des examens du médecin légiste. Merci de dégager le passage.
Le journaliste retrace brièvement la carrière du docteur Samuel Fincher. «Neuropsychiatre, diplômé de l'université de médecine de Nice, il s'est vite élevé dans la hiérarchie des hôpitaux. On lui a confié, à quarante-deux ans, la direction de l'hôpital Sainte-Marguerite située sur l'une des îles de Lérins. Là il a agrandi les bâtiments et instauré les règles d'une nouvelle psychiatrie, qui ont fait l'objet de controverses virulentes de la part de ses pairs, notamment parisiens.
Alors que la plupart des grands joueurs d'échecs ont débuté dès leur prime enfance, ce joueur tardif est devenu en un an Maître puis Grand Maître d'échecs. Il y a trois mois, Samuel Fincher a vaincu le champion Léonid Kaminsky. Et a enchaîné avec la victoire de ce jour sur Deep Blue IV qui a rendu aux humains le titre envié de meilleur joueur d'échecs du monde.»
Sont alors rediffusées des images du match qui s'est déroulé le jour même et des extraits du discours du gagnant.
Le journaliste rappelle ensuite la carrière de Natacha Andersen, top model danois: après deux mariages tumultueux avec un tennisman puis un acteur, elle était devenue la fiancée du neuropsychiatre surdoué des échecs.
Le journaliste conclut sur une phrase qu'il paraît avoir mûrement réfléchie:
– Est-il possible que celle qu'on a surnommée «Les plus belles jambes du monde» ait vaincu «Le meilleur cerveau du monde»? Si cette étrange hypothèse se confirmait, ce serait, en tout cas, une singulière «mort d'amour».
La caméra suit précipitamment le brancard qui descend vers l'ambulance. Le journaliste, profitant de la confusion, soulève la couverture pour dévoiler le visage de la victime.
Zoom rapide sur le visage du défunt.
Les traits du docteur Samuel Fincher présentent tous les signes de l'extase absolue.
6.
– «… mort d'amour».
A 954,6 kilomètres de là, le son et l'image sont réceptionnés par une antenne parabolique. L'antenne achemine les signaux jusqu'à un écran de téléviseur. Une oreille et un œil châtain en sont les derniers récepteurs. Un doigt presse le bouton d'arrêt du magnétoscope. Le journal des actualités de minuit vient d'être enregistré.
Le possesseur du doigt reste un moment à digérer ce qu'il vient de voir et d'entendre. Puis il saisit d'une main un vieil agenda, de l'autre un combiné téléphonique et compose nerveusement un numéro. Il hésite, raccroche puis saisit son pardessus. Il sort.
La pluie s'est mise à tomber et la nuit se fait froide. Il marche vers les lumières d'une avenue. Une voiture surmontée d'une inscription lumineuse s'approche doucement.
– Taxi!