Sa femme Isabelle lui apprit qu'elle avait porté plainte afin que la police retrouve le chauffard qui l'avait percuté.
– Grâce au témoignage d'une personne qui était à son balcon on connaît maintenant le numéro de la plaque d'immatriculation de la voiture.
L'œil de Jean-Louis s'éclaira.
– … Hélas, il s'agit d'une automobile louée sous un faux nom.
Et puis, les visites des amis s'espacèrent.
Jean-Louis Martin se forçait à croire toutes les explications qu'on lui donnait. Le premier à signifier clairement qu'il ne s'intéressait plus à lui fut son chien, Lucullus. Lui, n'ayant pas d'excuses à fournir, se contentait de ne plus lui lécher la main et de détourner la tête comme s'il n'était pas concerné par cette masse inerte sous le drap qu'on voulait lui faire passer pour son maître. Ça ne lui donnait pas à manger, ça ne lui lançait pas de bâton à ramener, ça ne le caressait pas, donc en tant que chien il ne voyait plus aucune utilité à faire du zèle.
Enfin, les collègues de travail ne vinrent plus. Jean-Louis Martin comprit grâce aux propos gênés de son ami Bertrand Moulinot qu'il avait été remplacé à la banque.
Bertrand lui-même baissa les bras.
La famille s'accrocha de son mieux. Les filles parlaient de retour, de rétablissement, de la chance d'être soigné dans un hôpital aussi spécialisé. Et puis Isabelle s'étonna un jour:
– Tiens, ils t'ont changé de chambre?
Un battement de paupière. Fincher l'avait en effet transféré dans une pièce plus grande afin qu'il puisse «discuter» tranquillement avec les siens.
– Cette chambre-ci n'a pas de fenêtre! s'offusqua Suzanne, la plus jeune de ses filles.
– Pour ce qu'il ressent. Ça ne lui fait ni chaud ni froid, ricana l'aînée.
– Je t'interdis de dire ça!
La mère, choquée, gifla à toute volée la gamine. Jean-Louis Martin battit deux fois de la paupière. Non, ne vous disputez pas.
Mais déjà sa femme s'était éclipsée en entraînant les enfants afin de ne pas lui offrir le spectacle de leur zizanie.
27.
La mer est calme, sur le chemin du retour.
Umberto, renfrogné et hostile, ne leur parle plus et crache régulièrement par-dessus le bastingage, comme s'il se retenait de leur cracher directement dessus.
Visiblement les responsables de l'hôpital n'ont pas perdu de temps pour le sermonner.
– Nous avons eu, somme toute, de la chance qu'ils nous laissent partir sans plus de formalités, déclare Isidore. Je me souviens d'une expérience qui a eu lieu en 1971 à Los Angeles. Dix journalistes avaient décidé de se faire interner dans un hôpital psychiatrique pour y enquêter. Chacun est allé voir son médecin de famille en déclarant qu'il «entendait des voix dans sa tête». Cela a suffi pour qu'ils soient dirigés vers des établissements psychiatriques qui ont automatiquement classé ces symptômes comme étant ceux de la schizophrénie. Les journalistes ont alors consigné soigneusement tout ce qui se passait autour d'eux. Mais quand ils ont estimé leur enquête terminée, certains se sont aperçus qu'on ne les laissait pas sortir. Ils ont dû faire appel à des avocats, aucun médecin ne voulait reconnaître qu'ils étaient sains d'esprit. Il n'y avait que les malades à s'être aperçus que le comportement de ces nouveaux était différent…
Lucrèce laisse ses cheveux roux flotter au vent, respire amplement les embruns pour éviter d'avoir de nouveau la nausée.
– Le corps médical devait être vexé de s'être laissé piéger par des journalistes. A partir du moment où ils sont arrivés avec une étiquette schizophrène sur le dos, le moindre de leurs gestes a été interprété comme typiquement schizophrène.
La Côte d'Azur s'aligne devant eux, avec ses superbes villas surplombant la baie.
– Moi aussi j'ai entendu parler d'une expérience semblable, effectuée celle-là à Paris, reprend Lucrèce qui ne veut pas être en reste. En accord avec l'administration scolaire, des sociologues ont distribué au hasard des bons et des mauvais dossiers à une promotion d'élèves. Les professeurs n'avaient pas été informés de l'expérience. A la fin de l'année, tous les élèves venus avec un dossier de bon élève présentaient de bonnes notes et, inversement, ceux qui avaient été préalablement dotés d'un dossier médiocre n'avaient accumulé que de mauvaises notes.
Vous croyez que ce sont les autres qui nous modèlent? demande Isidore.
A cet instant, le téléphone portable de Lucrèce se met à vibrer. Elle écoute, puis referme l'appareil.
– C'était le professeur Giordano. Il a trouvé quelque chose. Il a laissé un message, il m'attend à la morgue.
– M'attend? Il «nous» attend, corrige Isidore Katzenberg.
– Il n'a demandé que moi.
Le regard d'Isidore se fait plus acéré.
– Je souhaite vous accompagner.
Tu n'es qu'une sale petite gosse qui a tout à apprendre du métier.
– Et moi je souhaite y aller seule.
Tu n 'es pas mon père.
– Je ne comprends pas votre attitude, Lucrèce.
Le capitaine joue avec sa casquette ornée de motifs torsadés en fils d'or en les scrutant d'un air sardonique. Il se souvient maintenant pourquoi il a choisi de demeurer célibataire.
– Je dois vous avouer que cela me contrarie beaucoup, souffle Isidore.
– Tant pis, dit-elle.
– Vraiment?
– Vraiment!
Les yeux vert émeraude étincelants sondent les yeux châtains qui se veulent impassibles.
Après un adieu assez froid au marin, les deux journalistes rejoignent le side-car garé non loin. Isidore veut se taire mais il n'y parvient pas.
– Je crois vraiment qu'il vaut mieux qu'on reste ensemble. S'il y avait le moindre problème…, insiste-t-il.
– Je suis une grande fille capable de se défendre. Je vous l'ai déjà prouvé, il me semble.
– Je me permets d'insister.
Elle enfile rapidement son casque et son grand manteau rouge.
– L'hôtel est tout près, vous n'aurez qu'à y aller à pied! lance-t-elle.
Elle relève ses lunettes d'aviateur, enfourche sa moto, lui tire le visage vers le bas et lui pique un bisou sur le front. Puis elle lui saisit le menton.
– Que cela soit clair entre nous, cher collègue. Je ne suis pas votre élève, ni votre disciple, ni votre fille. Je fais ce que je veux. Seule.
Il soutient son regard et dit:
– Nous avons commencé cette enquête ensemble, sur ma proposition. Croyez-moi, il vaut mieux continuer à rester groupés.
Là-dessus elle remet ses lunettes et lance son bolide dans la circulation du début de soirée, abandonnant son comparse sur le port.
28.
L'abandon fut progressif mais irrémédiable.
Les visites de ses filles se firent plus rares. Elles finirent par ne même plus donner d'excuses.
La dernière personne à lui rendre encore visite fut sa femme Isabelle. Elle n'arrêtait pas de seriner comme un mantra: «J'ai l'impression que tu vas un peu mieux» et: «Je suis sûre que tu vas t'en sortir.» Elle essayait probablement de s'en convaincre elle-même. Elle entra pourtant à son tour dans le cycle des excuses peu crédibles puis finit par ne plus venir du tout. Voir un œil qui s'agite au-dessus d'une bouche qui bave n'était pas vraiment réjouissant.
Et Jean-Louis Martin passa sa première journée sans le moindre contact extérieur. Il se dit qu'il était l'homme le plus malheureux de l'univers. Même un clochard, même un prisonnier, même un condamné à mort avaient un sort plus enviable que le sien. Eux au moins savaient que leur tourment cesserait un jour. Alors que lui n'était plus qu'un être «condamné à vivre». Il savait qu'il continuerait éternellement à stagner aussi immobile qu'un végétal. Même pas. Le végétal, ça pousse. Lui était comme une machine. Un fer à repasser. D’un côté on introduisait de l'énergie par perfusion, de l'autre on surveillait son pouls, mais où était la différence entre la chair et la mécanique qui permettait à cette chair de ne pas disparaître? Il était le premier humain devenu machine et qui pourtant continuait à penser.