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– Docteur Giordano?

Devant lui, le bocal étiqueté «Samuel Fincher». Lucrèce remarque qu'à présent le cerveau est coupé en deux comme une pomme.

– Docteur Giordano…

Elle lui touche le bras. Le médecin légiste ne bronche pas. Elle fait pivoter le fauteuil pour le contraindre à la regarder. La faible lueur de son allumette éclaire le visage du médecin figé dans une expression de terreur totale. Comme s'il avait vu quelque chose d'abominable. Il a encore la bouche ouverte.

Elle retient un cri et lâche l'allumette. Vite, elle en frotte une autre.

Derrière elle, l'un des corps vient de bouger. Les autres ont leurs pieds nus avec une étiquette attachée à l'orteil. Une paire de chaussures sort du drap mortuaire.

Après avoir repris ses esprits, Lucrèce Nemrod approche l'allumette du visage. Elle examine la victime.

Une main sort du drap, tâtonne sur la table roulante, trouve un scalpel, s'en saisit et découpe le tissu au niveau de ses yeux. Puis elle noue le drap au-dessus de sa tête pour s'en faire un masque.

Lucrèce lui tourne toujours le dos. Elle prend le pouls de Giordano. L'homme au drap sur la tête empoigne le scalpel comme s'il s'agissait d'un poignard.

L'allumette lui brûlant les doigts, Lucrèce la lâche et se retrouve dans l'obscurité. Elle cherche fébrilement sa boîte d'allumettes.

Quand elle en rallume une, l'homme avec le drap sur la tête s'est rapproché. Mais elle ignore toujours sa présence. Elle consulte les papiers sur le bureau.

L'allumette s'éteint.

Elle en frotte une autre mais, dans sa précipitation, la casse. Or c'était la dernière. Elle entend un bruit et se retourne brusquement.

Y a quelqu'un?

L'allumette lui mordille les ongles. Lucrèce tente quand même d'examiner les papiers sur le bureau. L'homme au drap sur la tête est maintenant tout près.

L'allumette lui brûle les doigts.

– Zut et zut et zut! dit-elle.

Elle détecte à nouveau un froissement de tissu derrière elle.

A tâtons, elle récupère son appareil photo et en déclenche le flash dans la direction des bruits. Si les allumettes éclairaient longtemps une étroite zone, le flash illumine une fraction de seconde toute la pièce dans ses moindres détails.

Elle distingue clairement l'homme avec son drap sur la tête et son scalpel à la main. Elle se dégage vite, se tapit derrière une table. Elle veut réutiliser son flash mais celui-ci exige du temps avant de se recharger. Elle se résigne donc à attendre que la petite lumière rouge passe au vert.

Ça y est, c'est vert.

Flash. Lucrèce constate que l'homme la cherche plus à droite. La lumière l'a ébloui. Elle gagne quelques précieuses secondes. Mais lui a repéré maintenant l'origine des éclairs et se précipite vers elle. Elle n'a que le temps de se cacher à nouveau.

Chacun guette l'autre dans le noir.

Dans l'obscurité, je perds mes moyens. Sortir d'ici.

La porte est fermée. Elle secoue la poignée. L'homme se rue sur elle et la plaque au sol. Puis, ayant bien assuré sa prise en appuyant son pied sur le cou de la jeune femme, il darde vers elle la pointe du scalpel.

Un jet d'adrénaline inonde d'un coup ses vaisseaux sanguins, atteint ses extrémités et réchauffe ses muscles. Elle tente de se dégager.

Dans la pénombre à laquelle ses rétines se sont lentement accoutumées, elle discerne la lame aiguisée.

Peur. Tout le sang afflue dans les muscles de ses bras pour repousser le pied qui lui écrase le cou.

Un grand fracas les surprend tous les deux. La porte vient de céder sous un énorme coup d'épaule. Une torche électrique aveugle assaillant et assaillie. L'agresseur hésite puis relâche sa prise pour s'enfuir par le côté.

D'une voix étranglée, Lucrèce articule difficilement:

– Isidore! Ne le laissez pas partir!

Le gros journaliste se précipite pour bloquer l'issue. Mais l'homme est plus agile que lui. Il le bouscule et file sans lâcher son scalpel. Lucrèce reprend peu à peu son souffle.

Isidore examine attentivement le cou du médecin légiste.

– Pas la moindre blessure. Assurément, le scalpel ne l’a pas touché. Giordano est mort de peur en l'apercevant.

Isidore continue de le palper.

– Etonnant. Il vivait en permanence avec la mort des autres et il a complètement disjoncté dès qu'il a été lui-même en danger!

– Ne commencez pas à arborer vos petits airs de «Monsieur vous auriez dû m'écouter»!

– Je n'ai rien dit.

Il trouve le placard à fusibles et relance le courant électrique dans la pièce. La jeune femme cligne les yeux puis sort son carnet.

– Giordano devait être phobique, remarque-t-elle. Il avait une peur maladive de mourir. Quand il a vu le scalpel, son cerveau a préféré s'autodétruire.

Elle s'assoit, fourbue, et se ronge un ongle.

– Ça y est, j'ai compris. D'une manière ou d'une autre le tueur arrive à connaître la phobie de ses victimes.

– Quand on est phobique, le danger réel est amplifié jusqu'à la peur panique, et la peur panique peut entraîner la mort. J'ai lu cette histoire dans une encyclopédie: un marin enfermé dans un container frigorifique était mort de froid parce qu'il croyait avoir froid. Il a décrit son agonie en gravant ce qu'il ressentait sur les murs avec un morceau de verre. Il disait sentir ses extrémités geler. Pourtant, à l'arrivée, quand on a découvert son cadavre, on a constaté que le système frigorifique n'était pas branché. Le marin a cru avoir froid et cette conviction a suffi à le tuer.

– Mmm… Le pouvoir de la pensée, la capacité de s'autoconditionner.

Lucrèce relit ses notes.

– Il faut trouver la phobie de Fincher et nous saurons alors comment il a pu être tué.

Isidore examine le menton de Giordano.

– A une petite différence près…, ajoute-t-il.

– Laquelle, Sherlock Holmes?

– Le visage. Celui de Giordano est figé dans l'expression de la peur absolue alors que, pour Fincher, il s'agissait plutôt de… l'extase absolue.

32.

Chaque seconde provoquait une douleur supplémentaire.

Après une nuit de cauchemar, Jean-Louis Martin fut réveillé brutalement par les deux infirmiers. Le plus âgé ouvrit d'un coup sec sa paupière et l'éblouit de sa lampe de poche pour vérifier que la rétine réagissait.

– J'espère qu'on va mettre ce «légume» au réfrigérateur, marmonna-t-il.

– C'est quoi «le réfrigérateur»? demanda l'autre.

– Une salle spéciale où l’on entasse les gens comme lui pour qu'ils pourrissent sans plus gêner les autres, reprit le plus âgé. Mais il faut l'abîmer encore davantage pour qu'on le considère comme complètement «fané».

L'œil de Jean-Louis Martin s'arrondit d'horreur. Un instant il pensa que les infirmiers allaient le débrancher.

– Tu en as peut-être marre de rester dans le noir?

Le plus âgé échangea l'ampoule normale contre une ampoule de cent watts.

Dès lors, le plafond devint éblouissant. Sous l'intensité de la lumière, la tache disparut à nouveau. Cette lampe puissante asséchait la cornée de Jean-Louis Martin. La paupière n'était pas une protection suffisante contre une aussi puissante agression. Il n'en finissait plus de produire des larmes pour l'humidifier.

Son œil lui brûlait la tête. Au milieu de la nuit, les deux infirmiers refirent leur apparition.

– Ça y est, tu commences à comprendre qui décide les règles, légume? Réponds, un coup pour oui et deux coups pour non.

Deux coups.

– Ah! monsieur joue le fanfaron. Parfait. Ta punition pour l'instant n'a qu'à moitié fonctionné. Tu ne possèdes plus que deux sens en état de marche, l'œil et… l'oreille. Il n'y a pas de raison pour que tu ne sois pas aussi châtié par l'oreille.

Ils le coiffèrent d'un casque de baladeur diffusant en boucle le dernier tube de Gretta Love, Pour que tu m'aimes.