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A cet instant, Jean-Louis Martin fut saisi d'une pulsion très forte de haine. Cependant, pour la première fois, son élan n'était pas tourné contre lui-même mais contre les autres. Il avait la rage. Il avait envie de tuer. Dans un premier temps, ses deux infirmiers. Et ensuite, Gretta Love.

Le lendemain matin, son œil et son oreille étaient en feu. Jean-Louis Martin tenta de comprendre, avec le peu de raison qui subsistait par-delà sa colère, pourquoi ces deux types qu'il ne connaissait pas lui voulaient autant de mal. Il se dit que c’était la nature même de l'homme de ne pas aimer son prochain et de prendre plaisir à le faire souffrir. Et à ce moment il transcenda sa haine et eut envie de changer l'humanité tout entière.

Le surlendemain, les infirmiers maladroits firent tomber Jean-Louis Martin sur le linoléum, les perfusions plantées dans ses avant-bras se tendirent et claquèrent. Ses bourreaux le remirent d'aplomb.

– Tu es salaud quand même! dit le plus jeune des deux infirmiers.

– C'est le système qui est salaud. Moi je trouve qu'on devrait tous les euthanasier. Les «légumes» coûtent cher à la société, ils occupent des lits qui pourraient profiter à des malades plus valides. Parfaitement. Avant, on laissait mourir ces gens-là mais, avec le «progrès», comme ils disent, maintenant on les maintient en vie. Malgré eux, en plus. Car je suis convaincu que si ce pauvre type pouvait s'exprimer, il demanderait à mourir. Hein, mon petit légume chéri? Tu veux être braisé ou bouilli?

L'infirmier lui tira les poils des oreilles.

– D'ailleurs, qui tient à lui? Même sa famille ne vient plus le voir. Ce type n'est qu'une gêne pour tout le monde.

Mais nous sommes dans un système de lâcheté généralisée où l'on préfère laisser vivre les parasites plutôt que d'avoir le courage de s'en débarrasser.

A nouveau il eut un geste maladroit et Jean-Louis Martin tomba sur le visage dans un bruit mat.

La porte s'ouvrit. Entra le docteur Samuel Fincher qui, pour une fois, arrivait en avance. Il comprit tout de suite ce qui se passait. Il lâcha sèchement:

– Vous êtes virés!

Puis il se tourna vers son patient.

– Je crois que nous avons des choses à nous dire, fît-il en recalant son malade bien droit sur son coussin.

Merci, docteur. Je ne sais pas si je dois vous remercier de me sauver maintenant ou vous en vouloir de ne pas m'avoir sauvé plus tôt. Quant à nous dire des choses…

- Vous n'aurez qu'à répondre par oui ou non en battant une fois ou deux de la paupière.

Enfin son médecin lui posait les bonnes questions. Rien qu'avec des oui et des non, Martin arriva à faire comprendre toutes les étapes de son récent calvaire.

33.

– Qu'est-ce qui motivait mon frère Sammy? Bonne question.

Tout en parlant, l'hypnotiseur du Joyeux Hibou joue avec une carotte devant un lapin blanc. Le lapin veut prendre la carotte mais, chaque fois, il la retire au dernier moment.

– Ce qui motive tout le monde: se réaliser dans une passion. Nous possédons tous un talent particulier, il faut le déceler et le travailler pour l'exacerber. Cela devient une passion. Elle nous guide, elle nous permet de tout supporter, elle donne un sens à nos vies. Sinon, l'argent, le sexe, la gloire ne sont que des récompenses éphémères.

Lucrèce, emballée, extirpe son calepin et note: «9: la passion personnelle.»

– Sammy disait que la plupart des dépressions étaient dues à une absence de passion personnelle. Ceux qui se passionnent pour le poker, le bridge, les échecs, ceux qui se passionnent pour la musique, la danse, la lecture ou même la vannerie, le macramé, la philatélie, le golf, la boxe ou la poterie ne font pas de dépression.

Tout en parlant, l'hypnotiseur continue de jouer avec sa carotte et son lapin, lequel est de plus en plus frustré de ne pas recevoir sa récompense.

– Pourquoi imposez-vous ce jeu à votre lapin? demande la jeune journaliste rousse.

L'artiste adresse un bisou affectueux à l'animal.

–Qu'est-ce qu'il va être heureux quand je vais enfin lui donner sa carotte, celui-là! Le bonheur c'est aussi ça, l'assouvissement d'un désir exacerbé. D'abord j'installe l'insatisfaction, je construis le désir, je l'entretiens, je l'amplifie, puis j’accorde l'assouvissement. Mmm… je compte améliorer mon tour avec ce lapin blanc. Je le cacherai dans un chapeau. Avez-vous déjà songé à l'abnégation qu'il faut à un lapin ou à une colombe pour attendre sans roucouler ni couiner la fin du tour? Ces animaux vivent compressés au fond d'une boîte ou d'une poche. Ah, qui osera parler de la solitude du lapin attendant le final d'un numéro? Mais pour lui faire accepter tant de patience, il faut d'abord le conditionner. Il faut qu’il m'aime en tant qu'assouvisseur de désirs. Je dois devenir son dieu. Il oubliera que je suis la cause de ses tourments et ne se souviendra que de mon pouvoir de les arrêter.

Pascal Fincher continue de manier sa carotte, en évitant chaque fois les mouvements de pattes de son lapin tout en le retenant par le cou.

– Mais comme, lui, je ne peux pas l'hypnotiser par la parole, je le programme à réagir automatiquement à certains stimuli. La prochaine fois qu'il verra une carotte, il n'aura qu'une envie: m'obéir.

– Vous le préparez à supporter un cauchemar.

– Pas plus que notre société nous prépare à tolérer de rester entassés comme des sardines dans le métro aux heures de pointe. La seule différence, c'est qu'au lieu d'avoir une carotte on reçoit un salaire. Vous qui êtes parisiens, vous devez le savoir.

Le lapin blanc est maintenant au comble du désir. Les oreilles dressées, la moustache tremblante, il se montre de plus en plus expressif dans l'étalage de son envie. Il lance même des coups d'œil à Isidore et Lucrèce, comme s'il voulait leur demander d'intercéder en sa faveur pour obtenir la carotte.

– Nous sommes tous conditionnés et nous sommes tous facilement conditionnables…

– Sauf si on est sur le qui-vive, déclare Lucrèce. Isidore m'a eue, vous m'avez eue, mais maintenant, si je fais attention, vous ne m'aurez plus.

– Ah bon? Voyons, répétez dix fois «bourchette».

Elle obtempère avec méfiance. A la fin, Pascal lui demande juste:

– Et avec quoi mange-t-on la soupe?

– Une fourchette, articule-t-elle précisément comme pour montrer qu'elle ne dira pas bourchette une fois de plus.

Puis comprenant sa méprise, elle tente de revenir sur sa réponse:

– Heu… je voulais dire une cuillère, bien sûr… Zut! Vous m'avez eue.

– Voilà un petit conditionnement rapide. Tout le monde se fait avoir. Vous pouvez le tester sur votre entourage.

Isidore observe la pièce. Toute la décoration est axée sur le thème du cerveau. Il y a des collections de petits jouets chinois constitués de cerveaux en plastique munis de pattes qui sautillent lorsqu'on remonte leur ressort. Il y a des cerveaux en plâtre. Des monstres robots de science-fiction dont la tête est ouverte et le cerveau visible par transparence.

Le lapin blanc commence à montrer des signes d'agressivité et, pour le calmer, Pascal le remet dans sa cage. Il manifeste de plus en plus de nervosité.

– Mon frère a traversé une phase de mutisme de plusieurs années, dit Pascal Fincher. A cause de notre père. C'était un médecin très sensible. Le problème c'est qu'il était alcoolique, et la boisson le rendait tyrannique et suicidaire. Je me souviens qu'une fois, rien que pour nous impressionner, il a saisi un couteau sur la table et s'est tranché les veines du poignet. Il a tranquillement laissé couler son sang dans l'assiette.

– Et alors?

– Ma mère a très bien réagi. Elle a servi la soupe sur le sang et lui a demandé d'un ton calme s'il avait eu une bonne journée. Il a haussé les épaules, déçu de ne pas nous avoir choqués et est allé se panser le poignet. Ma mère était exemplaire de douceur et d'intelligence. Elle savait prendre son mari et elle savait nous protéger des frasques paternelles. Nous l'aimions tant. Parfois mon père ramenait à la maison des clochards ivrognes et nous obligeait à les traiter comme ses amis. Ma mère, impassible, faisait comme si c'étaient des convives comme les autres. C'est peut-être pour cela que, par la suite, mon frère sut si bien parler aux plus misérables.